Éthim, sagesse artificielle
 

 

Bref résumé :

L'histoire se déroule dans le futur. Une assemblée s'apprête à voter sa propre dissolution, afin de laisser les pleins pouvoirs à Ethim, une intelligence artificielle qui gouverne la planète de manière plus que satisfaisante.

Dans la partie finale, on suit le déroulement de cette assemblée, à travers les pensées de 4 personnages : Carole, Ellen, Youssef et Hector. Les 4 premières parties sont narrées par chacun de ces 4 personnages, se remémorant des moments clés de leurs passés.

 

Sommaire :

2075 - Héritage

Hector Satterthwaite

2066 – Orange

Ellen Spylacopa

2062 - Réservation

Carole Plapuy

2061 - Chevêche

Youssef Kennord

2084 – La dernière assemblée

Le discours

 

Annexes :

(Pages 1 à 8 ) - Reboot

(Pages 9 à 12 ) - Viande

(Pages 13 à 17 ) - Mère

(Pages 18 à 26 ) - Voiture

(Pages 27 à 34 ) - Éruption

(Pages 35 à 42 ) - Éthim

Réponse

 

Version pdf   :   Ethim.pdf

 

 

2075 - Héritage

 

27 septembre 2075. Masieur Mohim est assise dans une salle de bain. Un robot s'occupe de lui rafraîchir la moustache. Un autre robot, Elizabeth entre dans la pièce.

Elizabeth :[1]
Désolée de vous importuner dans un tel un moment, Masieur.

M. Mohim :[2]
Diable, Elizabeth, ne vous avais-je pas reconfigurée ? Je ne veux plus être dérangée pour les sottises d'Albert !

Elizabeth :[3]
Je sais, Masieur. Depuis cette reconfiguration, Albert vous a déjà envoyé 5 messages d'extrême urgence. Mais ce n'est pas pour cela que je vous importune. Vous avez reçu un courrier estampillé sensible il y a 2 minutes, Masieur.

M. Mohim :[4]
Un courrier sensible ?

Elizabeth :[5]
Oui, Masieur. Je vous le lis ? Ou préférez-vous vous asseoir ?

M. Mohim :[6]
Je suis déjà assise, imbécile...

Elizabeth :[7]
Je sais Masieur, mais j'ai été confi… [ elle coupée par M. Mohim ]

M. Mohim :[8]
Oui, je sais. Une imbécile de programmeuse vous a conçue pour gna-gna-gni gna-gna-gna... Si je savais quelle est l'idiote qui a défini cette configuration par défaut... Je l'étranglerais !

Elizabeth :[9]
Vous savez bien que c'est impossible Masieur. La programmeuse qui a configuré mes réglages par défaut n'a pas de cou.

M. Mohim :[10]
Rho, la barbe !

Robot barbier :[11]
La barbe.

L'autre robot se met alors à couper la barbe de Masieur Mohim.

M. Mohim :[12]
Non... stop... Miroir ! Rha... J'ai l'air d'une sombre abrutie... Nom de Dieu, il y a des moments où je regrette les humaines !

Elizabeth :[13]
En parlant d'humaine...

M. Mohim :[14]
Pas tout de suite Elizabeth ! Vous voyez bien que je suis prise par une urgence !... Toi ! Égalisation symétrique.

Robot barbier :[15]
Egalisation symétrique minimale ?

M. Mohim :[16]
Oui

Robot barbier :[17]
Vous êtes sûre ? Le charisme résultant de cette opération est évalué à -58

M. Mohim :[18]
Oui, je suis sûre ! Je me fous du charisme résultant. J'aime avoir de la barbe, moi !

Robot barbier :[19]
Puis-je vous suggérer plutôt une coupe...

M. Mohim :[20]
Non ! Ne suggère plus jamais... Égalisation symétrique un point c'est tout ! Ouh...

Robot barbier :[21]
Égalisation symétrique

Elizabeth :[22]
Je constate que vous êtes assise. Souhaitez-vous procéder à la lecture du courrier sensible ?

M. Mohim :[23]
Rha... Allez-y, puisque vous y tenez.

Elizabeth :[24]
Chère Masieur Mohim, Vous avez probablement été informée de la triste nouvelle par vos proches. Je vous adresse mes sincères condoléances. En ma qualité de notaire de feu Masieur Balthazar Coevarria, et selon sa volonté, je vous saurai grée de venir à son domicile, au 7 rue des Nuages, lundi soir, le 30 septembre, à 18h, afin de procéder à la lecture de son testament. Je suis de tout cœur avec vous et vous souhaite de trouver le courage de surmonter cette épreuve. Meilleures salutations, Maître R. Sesiano

M. Mohim :[25]
"Je suis de tout cœur avec vous..." C'est vraiment ridicule... J'imagine que cette Sesiano a été configurée par la même IA débile que toi...

Elizabeth :[26]
Je l'ignore, Masieur. Vous avez l'air de prendre la nouvelle plutôt bien. Vous étiez proche de Masieur Coevarria ?

M. Mohim :[27]
Pour tout vous avouer, je ne sais même pas de qui il s'agit. Sans doute une arrière-cousine éloignée du côté de ma mère. La famille du côté de ma mère a toujours été... Mais... Pourquoi je vous parle de ça moi ?

Elizabeth :[28]
Il est prouvé que les êtres humains apprécient...

M. Mohim :[29]
Rho, la barbe !

Robot barbier :[30]
La barbe ? Confirmez-vous ?

M. Mohim :[31]
Non, non, évidemment que non... Au fait, voyons voir ce que donne cette égalisation. Miroir ! Oh, mon Dieu, c'est ignoble. Suggestion de coupe.

Robot barbier :[32]
Vous m'avez demandé de ne plus jamais faire de suggestion

M. Mohim :[33]
Ouh... Je jure solennellement que c'est la dernière fois que je voyage sans mes automates personnels !

 

30 septembre 2075. Sur le seuil d'une maison. Masieur Mohim frappe à la porte. Sa barbe est quelque peu ridicule, quoique symétrique. La porte s'ouvre.

Me Sesiano :[34]
Ah ! Masieur Mohim ! Bienvenue. Nous n'attendions plus que vous... Je suis la notaire, Raphaëlle Sesiano, enchantée.

M. Mohim :[35]
[ Surpris ] Euh... Bonjour... Merci, mais... Il existe encore des notaires humaines ?

Me Sesiano :[36]
Je suis la dernière. Mais Masieur Coevarria faisait partie de ces personnes qui restaient attachées aux... antiquités, dirons-nous. Elle trouvait qu'un visage humain faisait partie des qualités nécessaires pour une notaire. Elle était persuadée que des condoléances venant d'un être dénué d'émotion ne pouvaient que sonner faux.

M. Mohim :[37]
Il y a quelques jours encore, je l'aurais traitée de vieille abrutie conservatrice. Mais après la semaine que j'ai passée... J'avais oublié à quel point ces machines peuvent être insupportables les premières fois, quand elles ne se sont pas adaptées à l’utilisateur…

Me Sesiano :[38]
Les autres nous attendent au salon, si vous voulez bien me suivre...

M. Mohim :[39]
Ah, pendant que nous ne sommes qu'entre nous... Oserais-je vous demander... Qui étais-je exactement pour cette Masieur Coevarria ? C'est très honteux à avouer mais...

Me Sesiano :[40]
Ne vous inquiétez pas, cela arrive très fréquemment que des héritières connaissent très mal la personne dont elles héritent. Dans votre cas, vous ne vous êtes même jamais parlé. Mais pour être parfaitement sincère, j'avais peur que vous ne veniez pas si je mentionnais ce détail dans ma lettre de convocation. Si vous voulez bien me suivre.

Masieur Mohim suit Maître Sesiano jusque dans un salon. La pièce est remplie d'une bonne vingtaine de personnes.

Me Sesiano :[41]
Mesdames, Mesgens et Messieurs ! Je tenais tout d’abord à vous remercier d’être venues. Maintenant que nous sommes au complet, nous allons pouvoir procéder à lecture du testament. Chères toutes, Je vais partir du principe que tout se déroule selon mes plans. Certaines savent pourquoi elles sont ici. Mais beaucoup d'entre vous doivent se demander ce qu'elles fabriquent là. Vous êtes ici pour 3 raisons. Tout d'abord, la perspective de vous savoir toutes réunies dans la même pièce était particulièrement alléchante. Le genre de petit caprice que la mort peut vous exaucer. Mais au-delà de mes facéties, je tenais surtout à vous dire merci. Merci pour tout ce que vous avez représenté pour moi. Toutes. Vous trouverez chacune une lettre manuscrite dans laquelle je vous explique en quoi vous avez illuminé mon existence, que ce fût l’espace d’une seconde ou d’une dizaine de lustres. C’est la première raison que j’avais de vous rassembler ici, vous transmettre ces quelques lignes que j’avais à vous dire. Maintenant, retournez-vous.

Maître Sesiano invite les présentes à se tourner vers une grande baie vitrée. Elle déclenche ensuite l'ouverture des stores, révélant un coucher de soleil sur le lac.

Me Sesiano :[42]
Voilà la seconde raison. Ce coucher de soleil. Magnifique, vous ne trouvez pas ? Quant à la troisième raison, elle se trouve juste sous vos pieds. À la cave. Rassemblées en un méthodique capharnaüm, il y a toutes mes reliques. Tous les objets que ne nous n’utilisons plus, mais auxquels je reste attachée. Il y a notamment toute ma bibliothèque de livres papiers. Bref, le genre de vieilleries que 97 % des gens trouveraient inutiles. Mais j’ai bon espoir que l’échantillon que vous formez ne soit pas représentatif. Je ne suis pas réfractaire aux livres électroniques. Mais je dois avouer que le papier aura toujours été pour moi d’un confort et d’un charisme supérieurs. Et puis, avec les livres électroniques, plus de hasard, vos prochaines lectures sont décidées par un savant algorithme qui détermine quelle œuvre est la plus susceptible de vous plaire. Aucune place pour la petite coïncidence d'un rayon de soleil qui vient lécher l'illustration aguicheuse d'un 4è de couverture... À défaut de libre arbitre ou de véritable hasard, j'aime laisser à l'effet papillon un maximum d'amplitude, pour rendre mon existence la moins prévisible possible. Alors si vous êtes un peu comme moi, laissez-vous perdre, et servez-vous ! Merci à toutes d'être venues jusqu'ici, Balthazar Coevarria

Me Sesiano :[43]
Bien. Je vais donc procéder à la distribution des enveloppes personnelles, puis d’ici quelques minutes je vous conduirai à la cave. Si cette dernière ne vous intéresse pas, vous serez évidemment libres de disposer.

Maître Sesiano commence la distribution. Des discussions fleurissent aléatoirement.


A : « Quel drôle de testament… »
B : « En même temps, à quoi s’attendait-on ? Qu'est-ce qu'aurait pu nous apporter un héritage ? Le seul intérêt d’en faire un, c’est justement tout l’à côté. Notre réunion, toutes ensemble. »
C : « C’est vrai. »
D : « Ridicule, vous voulez dire. »
E : « Quand je pense que j'aurai perdu 2 heures de ma vie pour faire l'aller-retour jusqu'ici... »
A : « Ah, merci ! »
B : « Vous êtes de la famille ? »
C : « Non. Je dois dire que je la connaissais à peine… »
B : « Ah, vous aussi ? »
F : « Moi je vous avoue même que je ne la connais absolument pas. »
A : « Que c’est étrange. »

 

 

 

Hector Satterthwaite

 

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [44]
Tiens, cela fait longtemps que je n'ai plus relu le pdf de cette clé... Ah... Quelle magnifique rencontre ce fut. C’était il y a un peu plus de 9 ans. 30 septembre 2075… Lors de ce curieux héritage. Toutes étaient en train de lire les mots que cette singulière inconnue leur avait laissés. Ou bien en train d'écouter leurs smartphones leur faire cette lecture. Moi, je tenais à découvrir ces mots directement de mes yeux. Sauf qu'évidemment, je n'avais pas mes lunettes. J'étais donc la seule à attendre, mon enveloppe à la main, sans l'ouvrir. Enfin, pas tout à fait la seule. Il y avait cette femme. Une de ces femmes magnifiquement ronde et bien en chair… Mais on ne distinguait pas son visage, assombri par un voile noir. Elle était seule, la tête basse et tenait en sa main une enveloppe bien plus épaisse que les autres. Probablement de la famille de la défunte. Peut-être sa fille ? La fille de Balthazar Coevarria… Se pourrait-il que… ? Les yeux pétillants des espoirs insufflés par mes petites déductions, je tentais ma chance.

Hector Satterthwaite :[45]
Mes condoléances, Madame.

Mme Agnès Coevarria :[46]
Merci.

Hector Satterthwaite :[47]
Vous étiez sa fille, je présume ?

Mme Agnès Coevarria :[48]
Oui.

Hector Satterthwaite :[49]
Alors se pourrait-il que j’aie l’honneur de m’adresser à…
[ Chuchotant ] « La » Madame Coevarria ? Agnès Coevarria ?

Mme Agnès Coevarria :[50]
Je vous serai reconnaissante de rester discrète sur ce point. Ces instants sont avant tout consacrés à la mémoire de ma papa. Mais oui, c'est bien moi.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [51]
Incroyable. J’avais en face de moi la personne la plus célèbre au monde. Alors que je ne comprenais même pas pourquoi j’avais été invitée à cet héritage, n’ayant aucun souvenir d’avoir croisé sa défunte père…

Mme Agnès Coevarria :[52]
Dîtes... Accepteriez-vous de m’envoyer, une fois que vous l’aurez lue, un scan de votre lettre ? Je suis horriblement curieuse.

Hector Satterthwaite :[53]
Eh bien… Une prudence quelque peu déplacée me pousse à attendre de l’avoir lue avant de m’engager à vous la transmettre ; mais je vous promets de ne pas oublier cette demande. Vous ne m’en voulez pas trop ?

Mme Agnès Coevarria :[54]
Oh, je n’en voudrai jamais à personne de manifester un excès de prudence, vous savez…

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [55]
Elle m’honora alors de son somptueux sourire. Néanmoins, je ne voulais pas paraître lourde. Je me retins donc de la harceler de toutes les questions que je voulais lui poser. Je me consolais en observant les autres personnes présentes, tentant de capter des bribes de conversations.

A : « Oh ça alors ! C’était elle Masieur Coevarria ! Incroyable qu’elle se soit souvenue de ça, et qu’elle ait réussi à me retrouver ! »
D : « Quelle tarée… »
B : « Mais du coup, il y n’a personne de la famille, ici ? »
E : « Quand je pense que j’ai fait 100 km pour une inconnue farfelue… Quelle perte de temps. »
A : « C’est idiot je ne la connaissais pas, et maintenant qu’elle nous a quittées, me voilà triste de ne pas avoir pu la connaître… »
F : « Mouais… spécial tout ça… Très spécial »

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [56]
Madame Coevarria était toujours à mes côtés, à observer nos prochains, elle aussi. Je me disais que si elle avait tenu à rester seule, elle se serait déjà éloignée de quelques pas. Alors je laissai ma curiosité reprendre le dessus.

Hector Satterthwaite :[57]
Oserais-je vous poser une question aussi personnelle que déplacée ?

Mme Agnès Coevarria :[58]
Si vous ne craignez pas que j’y réponde par un silence ou une gifle, allez-y.

Hector Satterthwaite :[59]
Comment se fait-il qu’une femme aussi sage, agréable et sublime, soit toujours célibataire ?

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [60]
Elle ne répondit pas tout de suite. À la place, elle se mit à fouiller dans son sac, avant d'en extraire cette fameuse clé USB. Un clé pleine de promesses. Et de désillusions.

Mme Agnès Coevarria :[61]
Tenez. Dessus, il y a un pdf qui vous répond en détail. Si, après avoir eu le courage de le lire, vous vous demandez toujours pourquoi je suis célibataire ; j’aimerais beaucoup boire un thé avec vous à l’occasion.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [62]
Je la remerciais, et rapidement après, Maître Sesiano nous conduisit à la fameuse cave. La salle était dans un prodigieux désordre. De vertigineuses piles de feuilles et des montagnes de livres constituaient les murs d'une sorte de labyrinthe de papier. Ça et là, quelques objets curieux venaient colorer le tout.

Me Sesiano :[63]
Je sais ce que certaines d’entre vous doivent penser. Pourquoi diable règne en cette pièce un tel désordre, alors que n’importe quel robot ménager connaît un algorithme de rangement redoutablement efficace. Masieur Coevarria tenait absolument à ce que les choses restent en l’état. Car, disait-elle, « l’ordre est très pratique pour retrouver ce que l’on croit chercher. Mais le désordre lui est largement supérieur. Il nous permet, lui, de trouver des choses alors que nous ignorions que nous les recherchions désespérément ». J’ai toutefois réussi à la convaincre de laisser une machine scanner la pièce. Pour ceux qui le souhaitent, je laisse donc à disposition cette tablette avec la liste des objets et livres entreposés ici, indiquant leurs emplacements. Liste que vous pouvez bien sûr trier via tous les critères habituels. Par ailleurs, selon la volonté de la défunte, la maison restera grande ouverte pendant une semaine, afin que les plus pressées d’entre vous puissent y revenir à un moment plus opportun. Sur ce, Mesdames, Mesgens et Messieurs, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne soirée.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [64]
J'ai toujours aimé observer les réactions des gens. Là encore, je captais des bribes de conversations.


D : « C’est vraiment une farce cette histoire. Faire un testament pour un tel bazar… »
F : « Je dois dire que le tout est tellement singulier que je tiens à en emporter un souvenir. Je vais consulter la liste. »
E : « J'aurai fait 100 km pour ça. Ridicule. »
A : « Il faut surtout la comparer avec la base de données centrale. Imaginez un peu qu’on y trouve une œuvre non numérisée ! »
D : « Il faut vraiment avoir une araignée au plafond... »
B : « Vous pensez vraiment qu’elle était folle au point d’avoir gardé pour elle des livres pré-Reboot inédits ? »
E : « Quelle illuminée… »
A : « Je ne sais pas. Mais ce me semble typiquement le genre de bazar dans lequel on peut faire de pareilles découvertes ! »
D : « Non mais, vouloir préserver une tel désordre ! Sérieusement... »
F : « Bon, 19h38 ? Je vais me laisser 20 minutes pour flâner ici. »
A : « Au fait, je me faisais la réflexion que je ne connais pas ce modèle de coupe de barbe ? C’est une nouvelle création ? Je suis surprise de ne pas en avoir entendu parler, ce serait la première en 3 ans ! »
F : « On arrive à peine à marcher. »
M. Mohim : « Non, non, ce n’est pas une nouvelle création. J'ai juste cherché à limiter la casse. »
C :« Désespérant »
A : « Ah je me disais aussi. Je trouvais ça assez osé. »
M. Mohim : « Ouais… Bon ben je vais y aller, moi… Bonne soirée. »
B : « Mon Dieu, que c’est cocasse ! Décidément, cette Masieur Coevarria était une grande poète. »
A : « Dîtes, vous croyez que je l’ai vexée ? »

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [65]
J'étais fascinée par cette cave. Je mourrais d'envie de me mettre à feuilleter au hasard. Mais mes yeux déjà vieillissants ne me le permettaient pas. Et utiliser ici mon smartphone pour me faire la lecture aurait relevé du sacrilège. Alors je confiais ma frustration à ma voisine, qui m'avait fait l'honneur de rester à mes côtés.

Hector Satterthwaite :[66]
C’est bête, si j’avais su, j’aurais vraiment emporté mes lunettes. C’est une véritable caverne d’Ali Baba par ici.

Mme Agnès Coevarria :[67]
Oh… Presbytie ? Je suis certaine qu’il y a plusieurs paires de lunettes qui traînent dans cette pièce. Allons consulter la liste.

Hector Satterthwaite :[68]
Euh… Vous êtes sûre que ce n’est pas… ?

Mme Agnès Coevarria :[69]
Absolument. Si elle était parmi nous, elle serait la première à reconnaître que pour pareille cause, la liste en valait la peine… Ce n’était pas une entêtée archaïque, vous savez. En fait, elle et moi étions très semblables. Malgré ce que suggère ce testament et l’image que vous avez peut-être de moi. Alors… Lunettes… Mon Dieu, je ne pensais pas qu’elle en aurait égarées autant… Quelle correction ?

Hector Satterthwaite :[70]
Il y en a plusieurs ?

Mme Agnès Coevarria :[71]
Oui… Elle n’a probablement jamais rangé cette pièce, en 12 ans… Et elle avait un talent certain pour perdre ses lunettes. Donc, quelle correction ? 3, 4, 5 ou 6 ?

Hector Satterthwaite :[72]
4 serait parfait.

Mme Agnès Coevarria :[73]
Alors… Au fond de la caisse là-bas…

Hector Satterthwaite :[74]
Je vous remercie sincèrement.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [75]
Je me déplaçais vers la caisse indiquée. Je trouvai rapidement la paire de lunettes. Et je pus commencer à feuilleter les trésors autour de moi. Je ne voyais pas le temps passer.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [76]
C'est l'intervention folklorique d'un oiseau de bois qui me rappela à l'ordre.

[ Un coucou sonne une fois. ]

Hector Satterthwaite :[77]
Mais… Il n’a sonné qu’une seule fois ?

Mme Agnès Coevarria :[78]
Ce qui est somme toute normal sachant qu’il est une heure du matin.

Hector Satterthwaite :[79]
Déjà ? Mon Dieu…

Mme Agnès Coevarria :[80]
Cela fait trois heures maintenant que nous ne sommes plus que toutes les deux…

Hector Satterthwaite :[81]
Vous... Vous m’attendiez pour fermer ? Vous auriez dû me dire, je…

Mme Agnès Coevarria :[82]
Non, non. Je feuilletais, moi aussi. Et puis je vous rappelle que la maison doit rester ouverte.

Hector Satterthwaite :[83]
Ah oui, c’est vrai…

Mme Agnès Coevarria :[84]
Amusant, d’ailleurs, cette habitude que l’on a de fermer. Comme si quelqu’un allait venir nous voler quelque chose, de nos jours…

Hector Satterthwaite :[85]
C’est vrai. Les automatismes… Même si l’argent a disparu, nos réflexes en restent imprégnés…

Mme Agnès Coevarria :[86]
Dîtes, j’ai comme un creux. Vous voulez manger quelque chose ?

Hector Satterthwaite :[87]
Je… Euh… Volontiers.

Mme Agnès Coevarria :[88]
Qu’est ce que je vous prends ?

Hector Satterthwaite :[89]
Oh, j’aurais bien envie de poulet. Poulet 127.

Mme Agnès Coevarria :[90]
Très bien. Je monte passer la commande. Cette pièce a volontairement été isolée du réseau. Je reviendrai vous chercher quand nous aurons été livrées.

Hector Satterthwaite :[91]
Merci beaucoup.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [92]
Elle monta à l'étage. J'en profitais pour me munir d'un stylo trouvé dans cette cave, et recopier la lettre que sa père m'avait écrite. Cela faisait des années que je n'avais plus écrit à la main... Je venais à peine de terminer lorsqu'elle revint me chercher.

Mme Agnès Coevarria :[93]
C'est prêt, le robot est arrivé.

Hector Satterthwaite :[94]
Ah, pile quand j'arrive au bout ! Attendez, je vais juste remettre ces lunettes et ce stylo à leur place…

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [95]
Ce n'est qu'alors que je relevais la tête, et réalisais qu'elle avait ôté son épais voile noir. Libéré, son magnifique visage pouvait enfin rayonner de sa pleine beauté. Éblouie de tant de splendeur, ma gaucherie déploya sa pleine mesure.

Hector Satterthwaite :[96]
Rah ! Mais ce que je suis maladroite…

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [97]
D'un mouvement de coude, j'avais fait tomber une sculpture cylindrique qui roula sous une commode. Je m'agenouillai alors pour la ramasser.

Hector Satterthwaite :[98]
Tiens, il y a un livre là dessous ? Voyons voir… La dimension fantastique, d’Hoffman à Seignolle.

Mme Agnès Coevarria :[99]
Oh, mais je me rappelle de ce livre !

Hector Satterthwaite :[100]
En tout cas, on voit qu’il a bien vécu.

Mme Agnès Coevarria :[101]
En effet. Mais... j’aimerais beaucoup le garder.

Hector Satterthwaite :[102]
Alors tenez, je vous en prie.

Mme Agnès Coevarria :[103]
Merci infiniment. C’était un des rares livres qu’il nous restait suite au Reboot ! Ma mère l’emportait toujours avec elle lorsqu’elle partait à l’assemblée reconstructrice.

Hector Satterthwaite :[104]
Elle a fait partie de l’assemblée reconstructrice ?

Mme Agnès Coevarria :[105]
Oui. Oh, pas bien longtemps. Avec son caractère de cochon et ses valeurs nauséabondes… Elle s’en était rapidement fait virer. Mais même avant le Reboot, elle avait réussi à se faire élire au conseil national suisse, vous savez.

Hector Satterthwaite :[106]
Ah ?

Mme Agnès Coevarria :[107]
Oui… Je n’ai jamais compris comment elle avait pu obtenir autant de voix… Enfin… Que faisaient vos parentes, avant le Reboot ?

Hector Satterthwaite :[108]
Elles étaient informaticiennes.

Mme Agnès Coevarria :[109]
Vous étiez toutes membres des enfantes de Gaïa ?

Hector Satterthwaite :[110]
Non. Uniquement mes parentes. Mais si j’ai bien compris, ce n’était pas le cas des vôtres ?

Mme Agnès Coevarria :[111]
Non…

Hector Satterthwaite :[112]
Vous devez prendre les miennes pour des monstres…

Mme Agnès Coevarria :[113]
Des monstres ? Je ne sais pas si j'irais jusque là. Mais pas loin…

Hector Satterthwaite :[114]
Je… Je comprends.

Mme Agnès Coevarria :[115]
Rassurez-vous, ma mère aussi n’était pas très respectable. Et puis, que ça ne nous empêche pas de profiter du repas.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [116]
Nous remontâmes alors à l’étage, où le robot cuisinier nous attendait. Son compartiment ventral s'ouvrit et il nous servit nos plats respectifs.

Robot cuisinier :[117]
Voulez-vous que je vous attende pour reprendre les assiettes ? J’ai vu de la vaisselle équivalente dans votre évier, et l’ai nettoyée. Je peux l’emporter et vous laisser celle-ci.

Mme Agnès Coevarria :[118]
Oui, tu peux emporter la vaisselle de l'évier. Merci et bonne nuit !

Robot cuisinier :[119]
Bravo ! Votre geste permet une gestion plus efficace des ressources. Bonne nuit.

Hector Satterthwaite :[120]
Vous dîtes merci aux robots ?

Mme Agnès Coevarria :[121]
Oui, ça me semble une bonne habitude à prendre... Bon appétit !

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [122]
Encore aujourd'hui, je ne suis pas sûre de ce qu'elle avait voulu dire. Mais elle s'était immédiatement ruée sur son omelette. Je préférai ne pas l'interrompre. Ce n'est que quelques bouchées plus tard que j'osai reprendre la conversation.

Hector Satterthwaite :[123]
Dîtes… En pensant à toutes nos capacités… Je ne peux pas m’empêcher de penser… C’est dommage que nous ne puissions pas nous transférer dans… Un logiciel ou quelque chose du genre. Vous pensez que ce serait possible, techniquement ?

Mme Agnès Coevarria :[124]
Le problème, ce sont nos ressources. Un cerveau humain est tout le temps en marche. Vous enlevez ça, vous risquez de dénaturer l’humain. Et simuler un cerveau humain semble être extrêmement coûteux en électricité.

Hector Satterthwaite :[125]
Ah ?

Mme Agnès Coevarria :[126]
Oui, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons si peu de vraies intelligences artificielles. Elles aussi consomment énormément.

Hector Satterthwaite :[127]
Tant que ça ?

Mme Agnès Coevarria :[128]
60 % de l’électricité totale produite. Alors qu’il n’en existe qu’une douzaine, contre des millions de machines plus simples…

Hector Satterthwaite :[129]
Je ne pensais pas que c’était autant… Mais… Je ne comprends pas. Je croyais que vous aviez conçu Éthim toute seule… Ce n’est pas le cas ?

Mme Agnès Coevarria :[130]
Si. Je travaillais sur le projet Esteban. La machine sur laquelle nous la développions initialement s’était rapidement avérée insuffisante. Alors une nouvelle avait été construite, dix fois plus puissante. Mais la structure d’Éthim était beaucoup plus simple que celle d'Esteban. Elle avait besoin de nettement moins de puissance. Donc, comme j'étais une horrible petite fille désobéissante, je me suis permis d’utiliser l’ancienne machine pour mes petites expériences personnelles. Sans aucune autorisation.

Hector Satterthwaite :[131]
Je vois... Mais… Dans l'hypothèse où on pourrait tout de même transférer quelques humaines… Est-ce que vous, vous consentiriez à l’être ?

Mme Agnès Coevarria :[132]
Hum… Je ne sais pas.

Hector Satterthwaite :[133]
Pourtant, si il y a une personne qui devrait y réfléchir, c’est bien vous… Si on pouvait transférer une seule humaine, on la sélectionnerait parmi les plus remarquables, les plus dignes d’être immortalisées. Vous seriez largement en tête de liste. Vous êtes celle qui a révolutionné notre monde.

Mme Agnès Coevarria :[134]
Justement. J’ai déjà donné le peu que je pouvais donner… Enfin…

Hector Satterthwaite :[135]
L’immortalité ne vous tente pas ?

Mme Agnès Coevarria :[136]
Je ne sais pas. J’ai mes phases, disons. Mais surtout… C’est bête et irrationnel, mais… Je n’ai pas envie d’être une illusion.

Hector Satterthwaite :[137]
En quoi est-ce bête ?

Mme Agnès Coevarria :[138]
Parce que nous sommes déjà des formes d’illusions. D’une manière ou d’une autre. Alors être une illusion de second niveau, une illusion numérique ou une illusion biologique, qu’est-ce que ça change ? Je suis mon esprit, j’en ai toujours été convaincue. Alors pourquoi serais-je à ce point gênée d’être un esprit numérique plutôt que biologique ?

Hector Satterthwaite :[139]
Par amour filial, peut-être ?

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [140]
Et elle me sourit. Puis elle avala sa dernière bouchée d'omelette. Qu'est-ce qu'elle était belle, quand elle mangeait...

Hector Satterthwaite :[141]
Ah, avant que j'oublie... J'ai recopié le contenu de la lettre que votre père m’a laissée. Et j’y ai ajouté la réponse à une question qu’il y posait.

Mme Agnès Coevarria :[142]
Oh, quelle délicate attention !

Hector Satterthwaite :[143]
Je vous en prie, c'était le moins que je puisse faire.

Mme Agnès Coevarria :[144]
Est-ce que j'ose vous demander de me la lire ? J'ai toujours beaucoup aimé qu'on me fasse la lecture.

Hector Satterthwaite :[145]
Euh... Entendu... Alors... « Chère Magens Hector Satterthwaite, Cela n'a pas été une mince affaire de vous retrouver. Vous ne vous souvenez probablement pas de moi. Mais moi, je me souviens de vous. C’était peu de temps après le Reboot. Et un de ces soirs où j’allais mal. Encore une fois, je m’étais disputée avec ma femme, à cause de notre situation financière. Pas facile de s’intégrer dans une communauté qui n’avait aucune intention de vous compter parmi elle. Surtout depuis que ma femme s’était fait virer de l’assemblée reconstructrice. Alors j’étais sortie dehors, pour laisser la fraîcheur hivernale calmer mon bouillonnement. Après une demie-heure, je me décidai à rentrer. Il était 3 heures du matin. Je m’apprêtais à emprunter un passage piéton. Mais une voiture surgit au loin, et je la laissais passer. Alors que je poursuivais ma route, les nuages s’écartèrent, de telle sorte qu’un rayon de lune éclaira soudainement un vieux panneau publicitaire. Dessus, une annonce pour une offre d’emploi. En 4 mois de recherche, j’en étais arrivée à la conclusion que nous ne serions jamais d’aucune utilité dans ce nouveau monde. Et soudain, l’offre parfaite, pile dans mes compétences. Il restait un jour pour postuler. J’obtins le job, et notre vie passa de maussade à radieuse. Que-ce que vous venez faire dans tout ça ? Vous étiez au volant de la voiture. C’est vous qui m’avez retardée de quelques secondes, me permettant de profiter de ce rayon de lune pile au bon moment. Sans vous je n’aurais jamais pu obtenir cet emploi. Et ma femme m’aurait probablement quittée tôt ou tard, emportant avec elle notre magnifique fille. Que faisiez-vous dehors à 3h du matin, dans la nuit du dimanche 28 au lundi 29 février 2044 ? Je n’en sais rien. Mais je ne vous en remercierai jamais assez... Balthazar Coevarria » C’était probablement ce soir où j’avais dû faire un aller-retour de 400 km car j’avais oublié mes clefs chez une amie, à qui j’avais rendu visite pour le week-end. J’avais rarement été aussi énervée de ma vie. Mais si cet oubli a permis de préserver la cohésion d’une famille, j’en suis ravie !

Mme Agnès Coevarria :[146]
Merci beaucoup pour cette lecture. Et merci davantage encore pour ce rayon de lune.

Hector Satterthwaite :[147]
Merci à vous pour cette soirée. Néanmoins, je vais devoir y aller, il se fait vraiment tard. Bonne nuit !

Mme Agnès Coevarria :[148]
Bonne nuit. Et j’espère à bientôt, pour un thé. Même si c’est peu probable.

Hector Satterthwaite :[149]
Ah ah ! J’espère aussi… Et puis… Quoi qu’il advienne, ne changez rien. Parfois, c’est bien de rester un peu irrationnelle…

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [150]
Je n'habitais qu'à 30 minutes de marche. Ainsi, je choisis de rentrer à pied, pour profiter de la nuit. Néanmoins, un robot scooter arriva rapidement à ma hauteur.

Robot scooter :[151]
Puis-je vous déposer quelque part, Magens ?

Hector Satterthwaite :[152]
Non merci, j’ai envie de marcher, ce soir.

Robot scooter :[153]
Oh, excusez-moi, je ne vous avais pas reconnue, Masieur Coevarria.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [154]
Je fus d'abord surprise de la confusion, avant de sourire en regardant le robot s'éloigner... Masieur Coevarria ? Ah, si seulement… Enfin, c'est en tout cas ce que j'avais pensé sur le moment. Mais avec la lecture de ce pdf... Pour finir, nous ne nous sommes jamais allé boire ce thé. Je ne vous ai jamais appelée.

 

Lectures optionnelles : Voiture - Éruption

 

 

 

2066 – Orange

 

19 avril 2066. Dans un café. Une grande vitrine donne sur la rue. Derrière le comptoir, situé à côté de la porte d’entrée, se tient Ellen Spylacopa. Dans le reste de la salle, une vingtaine de clientes sont assises. Deux clientes entrent et s’installent à une table.

Denis :[155]
Tiens, ils ont changé ici… Il n’y a plus d’employées humaines ?

Madge :[156]
Si, il en reste une. Derrière le comptoir.

Denis :[157]
Ah oui, c’est vrai. Je l’avais pas remarquée.

Madge :[158]
Quoique, je ne sais pas si l’adjectif « humaine » est vraiment adéquat…

Denis :[159]
Oh, t’es méchante… Bon c’est vrai qu’elle est vraiment pas soignée, mais…

Madge :[160]
Non mais c’est pas seulement ça. C’est surtout qu’elle est un peu… Sauvage… Enfin...

Elles parcourent les menus sur les tablettes tactiles de leur table.

Denis :[161]
Tu sais ce que vaut leur chocolat froid ?

Madge :[162]
Une horreur. Le cacao est pas soluble. Mais c’est partout comme ça, maintenant.

Denis :[163]
Bon, ben je vais prendre un jus d’orange, alors… Pourquoi il y a en a deux ?

Madge :[164]
Celui qui est appelé « frais » est pressé devant toi par l’automate.

Denis :[165]
Plein de pulpe, j’imagine.

Madge :[166]
Évidemment…

Denis :[167]
Alors c’est parti pour un jus d’orange pas frais…

Madge :[168]
Comment ça va avec tes élèves ?

Denis :[169]
Boarf. Les élèves ça dépend, mais ça va. Je veux dire, elles font des bêtises, mais… C’est un peu normal. On peut comprendre. Et c’est facile de pardonner. Par contre, quand c’est les collègues qui sont débiles, j’ai du mal…

Madge :[170]
Ah bon ? Mais je croyais que t’aimais bien l’ambiance dans ton école ?

Denis :[171]
Ah mais ça n’empêche pas. Elles sont très sympas. Mais il y en a deux-trois qui sont quand même bien perchées… Une des profs de couture, là… Mais pourquoi on continue d’enseigner ça, déjà ?

Madge :[172]
Bah, ça fait partie du patrimoine, tu sais…

Denis :[173]
Ouais enfin je veux bien mais à ce tarif, ça fait beaucoup de choses qu’on devrait enseigner… Et là ça sert quand même particulièrement à rien…

Deux robots arrivent à leur table. Le premier y dépose simplement un verre et une bouteille de jus d’orange. Le second possède une plaque transparente en guise de poitrine, qui laisse apparaître une file d'oranges. Le mécanisme s’enclenche et le jus est récolté dans un verre. La plaque transparente coulisse. Enfin, le bras droit du robot se saisit du verre et le dépose alors en face de la cliente. Les robots s’en vont.

Denis :[174]
Je veux dire… Tu vas dans n’importe quel centre et un automate te raccommode ce que tu veux en 5 minutes pour 50 centimes…
[ Elle boit une gorgée. ]
Ah… Super acide ce jus d’orange… Alors le patrimoine c’est bien joli, mais on peut pas tout enseigner à l’école non plus…

Madge :[175]
À ce tarif, on peut arrêter d’enseigner les maths, aussi, non ? Je veux dire, on a toutes des smartphones qui résolvent n’importe quel exercice de maths avec une efficacité redoutable…

Denis :[176]
Faut que t’arrêtes avec ça.

Madge :[177]
Bah c’est vrai. D’un point de vue utilité, les maths c’est encore pire que les cours de coutûre…

Denis :[178]
Oui, évidemment. Mais on s’en fout de ça. L’important c’est pas que les exercices soient résolus. L’important c’est d’être capable de raisonner correctement, pour comprendre le monde.

Madge :[179]
Oui, donc le truc qui sert vraiment à rien, quoi…

Denis :[180]
Tu m’énerves.

Madge :[181]
Je sais. Mais tu râles alors que t’as la chance d’avoir un emploi. Alors tu mérites qu’on t’embête un petit peu…

Denis :[182]
Toi t’as toujours pas trouvé de boulot ?

Madge :[183]
Évidemment que non…

Denis :[184]
Et tu t’en sors ?

Madge :[185]
Heureusement Géraldine a une bonne place. Je vis un peu à ses crochets pour l’instant…

Denis :[186]
Et qu’est-ce que tu fais pour occuper tes journées, du coup ?

Madge :[187]
Bah je me suis dit, tu vois, avec l’automatisation, il y a de plus en plus de métiers qui disparaissent. Du coup, je me suis posé la question « quel sera le dernier métier à disparaître ? »

Denis :[188]
Mouais, ok. Et ta conclusion ?

Madge :[189]
Je vois deux hypothèses. Paradoxalement, il y a le métier de prostituée.

Une femme traverse avec fracas la vitrine de l’établissement.

[ Bruit de verre se brisant. ]

Une autre femme se jette sur elle pour la ruer de coups.

La furie :[190]
Salope ! Salope, salope, salope ! Je travaille deux fois mieux que toi, et c’est moi qu’elle remplace ?

Un robot se dirige vers les deux femmes en train de se battre.

Robot serveur :[191]
Mesgens, nous vous prions d’aller vous battre ailleurs. Notre clientèle appré…

Le robot est interrompu par un coup de poing reçu en plein haut-parleur.

La furie :[192]
Combien de fois t’as couché avec elle, hein ? Salope !

Derrière son comptoir, Ellen Spylacopa écrit frénétiquement sur un clavier.

La furie :[193]
Combien de fois, hein ? Grosse salope! Salope ! Salope ! Salope !

La bouche circulaire du robot s’ouvre. Une orange en est alors violemment expulsée.

La furie :[194]
Ah ! Putain...

Le robot glisse sa main dans le pull de la femme. Il en sort une vingtaine de glaçons.

La furie :[195]
Ah... Ah... Mais ça va pas ?

Le robot empoigne la femme à deux mains, et la traîne en dehors du café.

La furie :[196]
Lâche-moi ! Lâche-moi stupide machine ! Mais ça va pas la tête ? Mais hé...

L’autre femme reste au sol, sonnée. Un autre robot s’adresse aux clientes.

Robot serveur :[197]
La maison vous prie de bien vouloir l’excuser pour ce désagrément bien indépendant de notre volonté.

Denis :[198]
De prostituée ?

Madge :[199]
Oui. Parce que d’un côté, on a déjà des objets hyper perfectionnés. Mais le métier ne disparaît pas, parce que certaines tiennent à l’aspect humain, entre guillemets. Ainsi, c’est peut-être le truc pour lequel des employées humaines garderont toujours un intérêt. Par le fait même qu’elles sont humaines. Même si elles sont déjà moins performantes qu’un automate, techniquement.

Denis :[200]
Mouais, ok. Mais je pense que les parts de marchés seront quand même assez faibles.

Madge :[201]
Ah oui, ça évidemment. Mais je me dis que, qui sait, ce qu’on appelle le plus vieux métier du monde ne disparaîtra peut-être jamais totalement.

Denis :[202]
Et du coup tu as annoncé à Géraldine ton projet de reconversion ? Elle l’a pris comment ?

Madge :[203]
Non, je ne lui ai pas parlé de ça… Mais tu sais, je crois que si ça me permettait de me faire un peu d’argent, elle protesterait pas très longtemps…

Denis :[204]
Ah. Très fusionnel, votre couple, dis-donc… Mais du coup, la deuxième hypothèse, pour le dernier métier du monde ?

Madge :[205]
L’art.

Denis :[206]
L’art ?

Madge :[207]
Je sais que ça fait longtemps qu’on est habitué à ces magnifiques images générées par des IA. Mais malgré des années de génération, il y a toujours la question du message qui se pose… Pour ce qui est de raconter une histoire, je pense que la patte humaine a de beaux jours devant elle. Le but de l’art, ce n’est pas seulement d’être beau ou divertissant. C’est d’avoir un message. Du coup, je me suis dit que quitte à ne pas avoir d’emploi pour le moment, autant consacrer un peu de temps à l’écriture.

Denis :[208]
Donc, ton plan pour retrouver du travail, c’est de devenir artiste ?

Madge :[209]
Euh… Bah… Plus ou moins, oui.

Denis :[210]
Ah… Solide.

Madge :[211]
Oui bon, ça va. Je sais que c’est très improbable de parvenir à gagner sa vie comme artiste, mais… Sait-on jamais. Cela me semble pas pire que de se reconvertir en se formant pour un métier qui va disparaître dans quelques mois…

Denis :[212]
Oui… Et puis du coup, sachant que c’est ça ou le métier de prostituée…

Madge :[213]
Mais quel enfoirée…

Denis :[214]
Oh, ça va, je te taquine. C’est de bonne guerre, non ? Et alors, Magens l’artiste, qu’est-ce que vous nous avez concocté ?

Madge :[215]
Bah en fait, quand je créais des choses autour des thèmes qui me sont proches, les gens ne crochaient pas forcément. Donc j’en ai déduit qu’il me fallait m’essayer à des choses plus classiques, plus générales. Et du coup, je me suis mise à réfléchir à des adaptations d’œuvres.

Denis :[216]
Des adaptations ?

Madge :[217]
Oui.

Denis :[218]
Donc si je résume le processus… Les IA auront du mal à créer des messages pertinents pour leurs œuvres, du coup… Je vais adapter des œuvres existantes. Histoire d’exploiter des messages déjà existants… Je vois… Audacieux.

Madge :[219]
Mais… J’ai pas dit que c’était viable sur le long terme… Mais je pense que ce serait une étape importante pour progresser et devenir une auteure complète. Et puis je ne vais pas faire que de l’adaptation. Tu sais que le personnage de Shéhérazade a toujours été un de mes préférés. Du coup, j’aimerais écrire une histoire avec des récits enchâssés, reprenant au passage certains de mes contes préférés dans Laisse-moi te raconter les chemins de la vie, de J Bucay. Comme ça l’œuvre a de bonnes chances de marcher, en touchant la sensibilité et la nostalgie de chacune. Et dans le lot, il y aura quelques histoires qui seraient purement de moi. Tu vois l’idée ?

Denis :[220]
Mmh… Mouais. Disons que j’ai déjà entendu plus absurde. Mais du coup, quels contes as-tu créés ?

Madge :[221]
Ah non, ça, je verrai plus tard. Là j’en suis à l’étape de sélection. Il faut que je regarde les contes que je veux inclure, et je vais peut-être aussi piocher parmi mes propres tex… Mais… ça alors… Derrière toi… Est-ce que ce serait…

Denis :[222]
Oh mon Dieu. C’est vraiment elle ?

Madge :[223]
On est d’accord, je ne rêve pas ?

Denis :[224]
Mais qu’est-ce qu’elle fait ici ?

Madge :[225]
Incroyable. Mais…

Denis :[226]
Mais…

Madge :[227]
Mais qu’est-ce qu’elle fait ?

Denis :[228]
Pourquoi elle… ?

Madge :[229]
Je rêve où elle en train de ramasser les débris de verre de cette vitrine ?

Denis :[230]
Mais pourquoi elle fait ça ?

Madge :[231]
Une personne de son éminence…

Denis :[232]
C’est vraiment pas à elle de s’occuper de ça. Je vais aller l’aider à ramasser…

Madge :[233]
Je viens aussi…

 

 

 

Ellen Spylacopa

 

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [234]
Ah... Que de chemin de parcouru, quand je repense au jour de notre première rencontre… 19 avril 2066. Cela fait plus de 18 ans. Cette époque me semble si loin, maintenant… C’était du temps où on devait encore travailler… J’étais serveuse dans un café. Un métier qui se faisait déjà rare. Un des premiers à disparaître. Heureusement, j’étais un peu bidouilleuse de nature. Alors quand la première recrue mécanique était arrivée, dès qu’elle plantait, c’était toujours moi qui la débuggais. Du coup, lorsque ma patronne achetait un nouvel automate, ce n’était jamais moi qu’elle licenciait. Et rapidement, je fus la dernière humaine de l’équipe. Je passais le plus clair de mon temps derrière un écran d'ordinateur au comptoir, laissant mes trois collègues mécaniques s'occuper des clientes.

Marcel :[235]
Bonjour Ellen !

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [236]
À l'exception de Marcel. Probablement la seule homme du quartier à s’intéresser à moi. Au point qu'elle se cantonnait aux rudimentaires tabourets du comptoir plutôt que de profiter des confortables fauteuils autour de nos tables.

Ellen Spylacopa :[237]
Un grand jus d’orange, comme d’habitude ?

Marcel :[238]
Ah… Je suis bien contente que ce soit vous qu’on ait gardée, Ellen. Vous savez pourquoi ?

Ellen Spylacopa :[239]
Je dois dire que je n’en ai copieusement rien à cirer.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [240]
À l'époque, je faisais tout ce que je pouvais pour être la plus repoussante possible.

Marcel :[241]
Parce que vous êtes décidément adorable.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [242]
Mais avec elle, rien n’y faisait... Je lui servais son traditionnel jus d’orange.

Marcel :[243]
Merci infiniment.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [244]
Marcel but une gorgée et me gratifia de son éternel sourire de merde. J’ai toujours détesté les gens souriantes. Les gens heureuses. Les gens bêtes, quoi. Je t’en foutrais, moi, du bonheur. Alors qu'on vivait vraiment dans un monde de merde en ce temps là. Il y avait toujours une imbécile ou l’autre pour m’envoyer son idiote félicité en pleine gueule. Zouave dégénérée.

Marcel :[245]
Je suis sûre qu’au fond de vous, vous m’aimez bien. Et je vous intrigue, malgré tous vos efforts pour vous convaincre du contraire. « Comment diable peut-elle me trouver adorable ? » Vous vous posez la question, je le lis sur votre visage.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [246]
Le plus insupportable avec les connes, c’est quand elles ont raison.

Ellen Spylacopa :[247]
Vous vous trompez Marcel, ce n’était là que pure indifférence.

Marcel :[248]
Ce qui est amusant, c’est que c’est précisément ça qui vous rend adorable. Si je veux un jus d’orange, je peux aller dans n’importe quel bistrot de la ville, et je sais qu’une serveuse polie et attentionnée m’y accueillera à bras ouverts, mécaniques ou non. Par contre, il n’y a qu’un seul endroit où je puis trouver une serveuse caractérielle, ronchonne et soupirante. Dans ce monde où tout change si vite, vous êtes comme un phare, une ancre, un invariant. La seule serveuse encore humaine que je connaisse, finalement. C’est pour ça que je vous adore. Et que j’adore votre mauvaise humeur.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [249]
C’était à la fois lumineux et insensé. Mais sur le moment, je pensais avoir trouvé la réaction idéale.

Ellen Spylacopa :[250]
Autre chose ?

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [251]
Et pourtant, là encore, elle me gratifia de son sourire à la con. Indécrottable… Enfin, à part cet attachant pot de colle, je n’avais pas trop à me plaindre, je dois dire. Le salaire était misérable, mais avec toutes mes aides mécaniques, j’avais le temps de vaquer à mes occupations. En général.

[ Grand bruit de verre qui se casse. ]

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [252]
Mais ce jour là, ce fut le défilé des enquiquineuses. Une femme venait de pulvériser la vitrine. Une autre se jetait sur elle, comme une furie, pour la ruer de coups.

La furie :[253]
Salope ! Salope, salope, salope ! Je travaille deux fois mieux que toi, et c’est moi qu’elle remplace ?

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [254]
Pendant longtemps, j’avais eu peur d’intervenir quand des gens se battaient. Mais, j’avais désormais une alliée de poids. Une petite immigrée. Elle avait encore de la peine avec le français. Mais il suffisait de connaître quelques mots de python, et vous en faisiez vite votre meilleure amie.

Robot serveur :[255]
Mesgens, nous vous prions d’aller vous battre ailleurs. Notre clientèle appré…

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [256]
J’ai toujours été contre la violence, même envers les robots. Mais n’est pas Gandhi qui veut. Agressée, j’ai toujours riposté. Cela tombait bien, je rêvais de tester une nouvelle fonctionnalité que j'avais bidouillée.

La furie :[257]
Ah ! Putain...

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [258]
Oh, vous vous êtes fait mal ? Désolée de vous avoir expédié cet agrume en pleine poitrine. Je vous promets que j'avais pourtant visé votre tête... Comment m'excuser ? Un peu de glace pour soulager la douleur ?

La furie :[259]
Argh... Ah... Mais ça va pas ?

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [260]
Oui, je sais ce que vous vous dites. Le service est vraiment déplorable ici ! Un vrai scandale. Ne restez pas une minute de plus dans un établissement pareil. Laissez-nous donc vous raccompagner jusqu'à la sortie.

La furie :[261]
Lâche-moi ! Lâche-moi stupide machine ! Mais ça va pas la tête ?

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [262]
Et voilà, la furie avait été traînée de force hors du café, tandis que sa victime gisait encore sur le sol. Je programmais un message d'excuse sur une de mes autres collègues mécaniques.

Robot serveur :[263]
La maison vous prie de bien vouloir l’excuser pour ce désagrément bien indépendant de notre volonté.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [264]
Et immédiatement, les clientes se remirent à boire et manger.

Marcel :[265]
Vous voyez ? Elles reprennent leurs routines comme si rien ne s'était passé… Vos clientes sont bien moins humaines que vos robots serveurs. Ce qui fait de nous les deux êtres les plus humains dans cette salle, et de loin.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [266]
J'étais forcée de constater qu'elle avait raison. Décidément insupportable, cette Marcel. Mais j’étais tellement surprise de voir les clientes aussi indifférentes que les mots me manquaient. Et ma mauvaise foi détestait ça. Perturbée, je me mis à agir très bizarrement. Je me dirigeai vers la femme qui était restée au sol. Elle était blessée, sale et décoiffée.

Ellen Spylacopa :[267]
Vous allez bien ?

L'ennemie de la furie :[268]
Ah vous, ne me touchez pas, grosse dégueulasse !

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [269]
Parfois, ce ne sont pas seulement les mots qui vous manquent. Mais surtout un miroir.

L'ennemie de la furie :[270]
Je n’ose même pas imaginer les horreurs que vous avez faites à votre patronne pour qu’elle choisisse de garder une employée aussi négligée que vous.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [271]
Et elle sortit du café, le regard hautain et la chemise déchirée... Ah... Voilà ce qui arrive quand on trahit sa propre nature. C’est le karma. Ne jamais aider son prochain, même si c'était pour mettre un vent à Marcel.

Marcel :[272]
Affligeant, n’est-ce pas ? Mais cela me conforte dans mon idée. Je reviens. Ne vous inquiétez pas, je serai de retour dans quelques minutes.

Ellen Spylacopa :[273]
Oh, prenez votre temps.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [274]
Et encore son éternel sourire débile…

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [275]
On vivait vraiment une triste époque, avec ces injustices énormes entre les honnêtes chômeuses et les superflues salariées…J’imagine que c’était l’enfer nécessaire à la transition. L’humanité s’était construite en faisant du travail un devoir. Le passage à une société qui ne requiert plus aucun travail humain ne pouvait se faire que dans la douleur. Éthim avait pourtant compris le problème depuis longtemps. Mais elle avait vu tellement juste, tellement tôt, que son ascension en avait été retardée… Je retire tout de même quelque chose de positif de cette période. Notre rencontre. C’est dans le chaos le plus confus et désespérant qu’on a le plus de chance d’apercevoir Dieu. Et ce jour là, Dieu poussa la porte de notre café. Elle observa le sol jonché de débris de verre, puis elle posa son regard sur moi.

Mme Agnès Coevarria :[276]
Dure journée, ici, n’est-ce pas ?

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [277]
Agnès Coevarria. La déesse de tous les athées. Visionnaire, juste, brillante, bienveillante. Et surtout, 108 kilogrammes de charme absolu.

Mme Agnès Coevarria :[278]
Puis-je vous aider à ramasser ces débris ?

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [279]
Et elle les ramassa. Elle était là, au sol, à quatre pattes, dans l’humilité la plus totale. Je rêvais. Je rêvais forcément. Et au lieu de l'aider, je restais plantée là, bouche bée, comme le plus stupide des phasmes.

Mme Agnès Coevarria :[280]
Vous savez, on aura plus vite fini si on s’y met les deux.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [281]
Pour la première fois de ma vie, je vis quelqu’un sourire sans avoir l’air idiot. Puis, les autres clientes réalisèrent qu'elles étaient en présence de Madame Coevarria.

Madge :[282] « Madame Coevarria, c’est vraiment vous ? »
A : « Ça alors, c’est Madame Coevarria ? Ici ? »
Denis :[283] « Ce n’est pas à vous de faire ça, voyons. »
Madge :[284] « Laissez-moi vous aider… »
B : « Madame Coevarria ? »
A : « Tu as vu, c’est Madame Coevarria ! Allons l’aider… »

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [285]
Cette scène était magique. Toutes les clientes venues autour de notre Dieu pour s'agenouiller à ses côtés et ramasser des débris de verres. Le genre de scène qui vous redonne foi en la beauté de l’humanité. Comme quoi, même les pires zouaves savent reconnaître une vraie déesse. De mon côté, j’étais toujours pétrifiée d’admiration.

Mme Agnès Coevarria :[286]
Eh bien je crois qu’on est arrivé au bout.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [287]
Elle avait cette mèche magnifique, qui venait sublimer ce visage d’une exquise touche d’asymétrie.

Mme Agnès Coevarria :[288]
Un thé, s’il vous plaît.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [289]
Elle m’avait commandé un thé.

Mme Agnès Coevarria :[290]
Avec deux sucres.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [291]
Avec deux sucres.

Mme Agnès Coevarria :[292]
Et un nuage de lait, si possible.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [293]
Et un nuage de lait, si possible.

Mme Agnès Coevarria :[294]
Ça va aller ?

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [295]
Mais moi, c’était seulement ses yeux que j’avais écoutés.

Ellen Spylacopa :[296]
Sans problème.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [297]
Sans problème ? Après n'avoir rien écouté, c'était un peu vite dit... Enfin, heureusement, j'avais toujours eu un excellent instinct pour deviner les commandes des clientes...

Mme Agnès Coevarria :[298]
Merci infiniment.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [299]
Elle est allée s'asseoir. Et c'était magnifique... Pour la première fois, je regrettai de devoir déléguer la tâche à une collègue mécanique. C’est elle qui aurait l’honneur de servir notre déesse. Et elle n’aura même pas conscience de la chance qu’elle a… Ah... Quelle journée... Et je n’étais pas au bout de mes péripéties.

La mère :[300]
Ah, c’est ici qu’elle travaille.

La père :[301]
Mon Dieu, vitrine brisée ? Mais qu’est-ce que c’est que cet établissement ?

La mère :[302]
La savoir serveuse était déjà un affront, mais la savoir serveuse ici, je crois que je ne m’en remettrai pas…

La père :[303]
Ah ! Ellen ! Te voilà !

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [304]
C'étaient mes deux parentes biologiques.

La mère :[305]
On a fini par te retrouver…

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [306]
Je dis « biologiques », non pas que j’aie été adoptée, mais simplement parce que j’aurais préféré l’être.

La père :[307]
Ma petite tête de linotte.

La mère :[308]
La honte de la famille.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [309]
Je pense que c’est leur amour excessif et inconditionnel qui m’avait étouffée.

La père :[310]
Non mais tu t’es vue ?

La mère :[311]
Tu es tellement moche.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [312]
Cela, je le savais, et c’était fait exprès. Être repoussante pour pouvoir être moi. Pour être considérée pour ma personnalité, plutôt que pour mon physique.

La père :[313]
Hideuse, je dirais même.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [314]
Ou à défaut, pour avoir la paix. C’est assez efficace, en général.

La mère :[315]
L’allégorie de la négligence.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [316]
Sauf en cas de visite familiale, évidemment.

La père :[317]
Et ce bistrot… Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu...

La mère :[318]
Ridicule.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [319]
C’est dans ces moments là qu’on se dit que pour une humaine, Marcel n’est pas si insupportable que ça, au fond.

La père :[320]
Eh bien alors, tu vas rester plantée là sans même daigner nous répondre ?

La mère :[321]
C’est vrai ça ! Tu pourrais nous dire quelque chose. Quelle ingratitude !

Ellen Spylacopa :[322]
Puis-je prendre votre commande ?

La père :[323]
Mais quelle insolente !

La mère :[324]
Quand je pense à tous les sacrifices qu’on a fait pour toi.

La père :[325]
Tous les risques qu’on a pris pour que tu puisses vivre dans un monde meilleur.

La mère :[326]
Quand on a rejoint les enfantes de Gaïa, c’était le tout début. Si on se faisait prendre avant le grand jour, nous aurions été jugées et condamnées comme de vulgaires terroristes. Mais on était prêtes à prendre ce risque. Pour que vous, nos deux enfantes chéries, puissiez vivre dans un monde harmonieux et sain. Et c’est comme ça que tu nous remercies ? Pourtant, tu sais bien que sans ce pari risqué, jamais nous n’aurions été dans les rescapées.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [327]
Ça, c’était trop fort. Me coller sur le dos la responsabilité de leurs horreurs. J’avais 6 ans, moi. Je n’avais rien demandé. Et malgré mon jeune âge, je me rendis rapidement compte que vous étiez des monstres… J’étais la fille de deux monstres. Et je vivais dans un monde bâti par des monstres.

La père :[328]
Tu nous dois la vie. Tu sais ça, quand même ?

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [329]
J’aurais préféré être morte, plutôt que de devoir quoi que ce soit à ces gens-là.

La mère :[330]
Alors, tu n'as toujours rien à nous dire ?

Ellen Spylacopa :[331]
Je suis désolée mais si vous ne consommez pas, vous ne pouvez pas rester ici.

La mère :[332]
Oh... Tu es tellement injuste… Nous, nous avons dû nous construire à partir de rien.

La père :[333]
Alors que toi tu as tout eu.

La mère :[334]
Des parentes aimantes.

La père :[335]
Et malines.

La mère :[336]
Une bonne éducation.

La père :[337]
Des facilités scolaires.

La mère :[338]
Tu aurais pu tout faire.

La père :[339]
Et de tous les possibles qui s’offraient à toi.

La mère :[340]
Tu as choisi d’être une foutue serveuse dans un bar délabré !

La père :[341]
Je n’ai jamais eu aussi honte de ma vie.

La mère :[342]
Et malgré toute cette honte, toute cette ingratitude, tous ces déshonneurs…

La père :[343]
Nous trouvons le courage et la mansuétude te venir te voir pour tenter de remettre notre fille chérie sur de bons rails.

La mère :[344]
Et c’est comme ça que tu nous accueilles ?

Marcel :[345]
Vous êtes ses parentes ? Ça, alors, quelle heureuse coïncidence… Moi qui reviens justement après avoir acheté ceci… Ellen ?

Ellen Spylacopa :[346]
Oh punaise.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [347]
Marcel était revenue. Après avoir salué mes parentes biologiques, elle avait sorti un écrin de sa poche, l'avait ouvert et m'offrait la bague qui y trônait.

La mère :[348]
C'est qui cette clown ?

Marcel :[349]
Moi ? Elle ne vous a jamais parlé de moi ? La plus fidèle cliente de ce merveilleux café ?

La père :[350]
Une ivrogne ?

La mère :[351]
Tu vas épouser une ivrogne ?

La père :[352]
C’est pour ça que tu gardes ce boulot ?

Marcel :[353]
Oh vous savez, votre fille est tellement merveilleuse !

La père :[354]
Taisez-vous, vous aggravez votre cas !

La mère :[355]
Jamais nous ne consentirons à une telle union !

Ellen Spylacopa :[356]
Et qui vous demande quelque chose ?

Marcel :[357]
Oh ! Ça veut dire oui ?

Ellen Spylacopa :[358]
Non !

La mère :[359]
Quelque part, qu’espérons-nous ? Avec une telle insolente, même cette abrutie ferait un beau parti…

Marcel :[360]
Oh ! Déjà les petites frictions entre belles-parentes et gendre ! C’est merveilleux… Ellen, c’est comme si nous avions toujours été ensemble !

La mère :[361]
Mais qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça !

Mme Agnès Coevarria :[362]
Un génocide ?

La mère :[363]
Qui est la petite rebelle qui a osé… Oh… ça alors...

Mme Agnès Coevarria :[364]
Quoique génocide n'est peut-être pas le terme exact. Mais vous aurez compris l'idée.

La père :[365]
Madame Coeverria ? Vous ici ?

Mme Agnès Coevarria :[366]
Oui, moi ici. Attirée par le rayonnement de votre fille. J’ai assisté à la scène de tout à l’heure depuis mon nouveau bureau, juste en face. Une serveuse qui manie ses automates avec tant d’adresse, je ne pouvais pas résister. Gérer ces deux harpies avec pour seules armes des robots serveurs et sa créativité… Chapeau. À dire vrai, je vous aurais bien proposé de travailler avec moi. Mais… Il y a cette anecdote, que ma papa me raconte souvent. Alors qu’elle étudiait encore en école d’ingénieur, son rêve inavoué était de devenir caissière. Un petit boulot tranquille, sans la pression intellectuelle de devoir tout savoir et tout maîtriser sur son sujet. Juste de la patience, de l’humilité et un tout petit peu de courage. Et tout son temps pour observer les gens autour de soi, avec bienveillance et amusement. Je vous envie, Ellen. Oh, bien sûr, vous n’êtes pas une simple serveuse. Vous êtes une virtuose de la débrouille. Mais au moins, vous êtes libres de bidouiller ces robots à votre rythme. Votre fille a la chance d’être une des dernières à pouvoir exercer un magnifique métier. Et c’est une belle personne. Enfin, quand on va au-delà des apparences, évidemment. Vous devriez être fières d’elle. Encore que, je ne suis pas sûre que vous y soyez pour grand-chose dans cette réussite.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [367]
De tout ce que cette femme aura accompli, son plus grand exploit est le plus méconnu de tous : avoir réussi à clouer le bec de mes parentes. Depuis, je n’ai plus jamais eu à supporter leurs jérémiades. Un magnifique silence suivit sa tirade. Je dégustais. Mais on peut toujours compter sur Marcel pour gâcher ce genre de moment.

Marcel :[368]
Au fait, Ellen, j’attends toujours votre réponse…

Mme Agnès Coevarria :[369]
Oh, tu n’as toujours pas compris, très chère ?

Marcel :[370]
Quoi donc ?

Mme Agnès Coevarria :[371]
Elle aime les femmes.

Marcel :[372]
Quoi ? Juste parce qu’elle est un petit peu négligée, tu en déduis qu’elle est lesbienne ? Quel mauvais cliché. Franchement je te croyais bien plus fine que ça, Agnès…

Mme Agnès Coevarria :[373]
Non, je ne dis pas ça à cause de son léger côté négligé. Je dis ça car tout à l'heure elle m'a... méticuleusement observée. Et accessoirement, j'ai reçu un délicieux jus orange-passion ; alors que j'avais commandé un thé avec deux sucres et un nuage de lait, si possible.

Ellen Spylacopa :[374]
Euh… Je… Je suis...

Mme Agnès Coevarria :[375]
Ellen, c'est juste ? Je vois que je vous mets dans l’embarras. Tenez. Il y a un pdf sur cette clé USB. Si vous avez le courage de le lire, et que le cœur vous en dit toujours après ça, alors appelez-moi ! Bonne journée et j'espère à bientôt. Et à demain, Marcel.

Marcel :[376]
À demain, chère collègue !

Ellen Spylacopa :[377]
Collègue ? Vous êtes collègue ?

Mme Agnès Coevarria :[378]
Évidemment. Vous ne connaissez pas Masieur Yukiro ? Je sais que le titre de présidente de l’assemblée est avant tout symbolique, mais tout de même. Et puis c’est aussi la 4è fortune mondiale, accessoirement.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [379]
Je l’observais sortir du café… Marcel me gratifiait encore de son éternel sourire. Mais cette fois, je devais avoir l’air encore plus bête qu'elle…

Ellen Spylacopa :[380]
Et vous venez systématiquement m’emmerder avec votre jus d’orange à la con, alors que vous pourriez boire du champagne tous les jours ?

Marcel :[381]
Que voulez-vous ? J'ai su rester simple…

Ellen Spylacopa :[382]
Abrutie.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [383]
À peine rentrée chez moi, je me jetais sur ce pdf. 16 pages. 16 pages expliquant qui elle était, ses valeurs, ses convictions, ses défauts, son entêtement à les entretenir, sa conception du couple et ses conditions. Alors je l’avais appelée. Pour lui confirmer que je déclinais l’offre. Et le coup de fil dura 5 heures. À parler de tout et de rien. Nos valeurs, nos craintes, nos projets… Nous refaisions le monde au téléphone. Puis plus tard... Nous refîmes le monde, pour de vrai. Je suis horriblement prétentieuse. Mais je me plais à penser que c’est un peu grâce à moi que nous vivons une si belle époque, aujourd'hui. Nous pouvons avoir tout ce dont nous avons besoin, et même davantage. Toutes. Inconditionnellement. Juste une petite commande, et hop, c’est livré. Grâce aux machines qui ont sublimé les humaines dans tous les domaines. Nous atteignons la perfection absolue. Et j'ai même la chance d'avoir ma déesse comme meilleure amie.

 

Lecture optionnelle : Reboot

 

 

 

2062 - Réservation

 

7 mai 2062. Dans le restaurant au style rétro, « Chez Yachine ». La patronne nettoie les tables. Laurent pousse la porte, actionnant une petite sonnette. La patronne la salue.

La patronne :[384]
Bonjour.

Laurent :[385]
Bonjour, je souhaiterais réserver une grande table pour ce soir, ce serait possible ?

La patronne :[386]
Bien sûr, ce serait pour combien de personnes ?

Laurent :[387]
Une cinquantaine.

La patronne :[388]
Une... Une cinquantaine ?

Laurent :[389]
Oui.

La patronne :[390]
Euh... Attendez... Laissez-moi réfléchir... Les tables... Tac, ça joue... Ah zut, j'avais accordé un congé à Pedro pour ce soir... Aïe, ça va être compliqué.

Laurent :[391]
Vraiment ? Vous êtes le 3è restaurant qui refuse. Je commence à désespérer. Pour une fois que je suis invitée à un repas du parti...

La patronne :[392]
Quel parti ?

Laurent :[393]
Le parti Prudence. Nous fêtons l'acceptation de la nouvelle constitution par le peuple.

La patronne :[394]
Le parti de Carole Plapuy ? Vous me surprenez. Nous avons été voisine, elle et moi. C'est bien la première fois qu'elle fête quelque chose...

Laurent :[395]
Oh, ce n'est pas Madame Plapuy qui souhaitait fêter cela. C'est surtout Madame Coevarria qui lui a forcé la main.

La patronne :[396]
Madame Coevarria ? Elle viendrait ici ?

Laurent :[397]
Oui.

La patronne :[398]
Alors attendez... Je vais voir ce que je peux faire. Un instant.

[ Elle compose un numéro. ]

La patronne :[399]
Hey ! Salut Pedro... Dis voir, j'ai potentiellement une réservation exceptionnelle pour ce soir. 50 personnes. Du coup j'aurais vraiment besoin d'un serveuse en plus. Tu pourrais quand même venir bosser ?

 

Dans la cuisine de Pedro. Son téléphone portable sonne. Elle le sort de sa poche et répond.

Pedro :[400]
Allo ? … Ah, Salut patronne... Bah non, je peux pas, tu sais bien que c'est l'anniversaire de ma copine ce soir... Mais j'en ai rien à foutre que ce soit une occasion unique. C'est le seul congé de l'année que je choisis, tous les autres je les prends pendant la basse saison pour t'arranger, alors arrête d'abuser... Mais je me fiche que… Qui ça ? … Elle viendrait au restaurant ce soir, t'es sûre ? … Euh … Attends, j'essaie de m'arranger, je te rappelle …

Pedro se retourne et aperçoit sa petite amie, sur le seuil de la porte de la cuisine. Elles se regardent droit dans les yeux.

Pedro :[401]
Chérie ?

Talia :[402]
J'ai entendu ta conversation. N'y pense même pas.

Pedro :[403]
Mais attends, laisse-moi t'expliquer...

Talia :[404]
Tu te fous de moi ? Tu veux annuler notre soirée parce que je ne sais quelle pouffiasse sera présente au restaurant ?

Pedro :[405]
Mais non... Déjà, je ne veux pas annuler notre soirée, je veux juste la reporter. Et...

Talia :[406]
Ah, « juste reporter »... L'honneur est sauf, alors... Imbécile...

Pedro :[407]
Mais je t'en prie...

Talia :[408]
T'es sérieuse là ? C'est qui cette femme qui te passionne autant ? Je vais aller lui péter la gueule, moi, à cette pouffiasse, tu vas voir ça !

 

Au restaurant « Chez Yachine ». La patronne remplit un verre d'eau, puis le tend à Laurent.

Laurent :[409]
Merci.

[ Laurent boit une gorgée. ]

La patronne :[410]
Je pense qu'elle devrait me rappeler assez vite. C'est une grande fan de Madame Coevarria.

Laurent :[411]
Ok, alors... J'attends.

La patronne :[412]
Ok...

[ Laurent boit une gorgée. ]

La patronne :[413]
Au fait, elle dit quoi au juste cette nouvelle constitution ? J'ai jamais très bien suivi la politique...

Laurent :[414]
Oh, moi non plus. Je suis juste secrétaire. Mais de ce que j'ai compris, dans trois semaines, on élira 58 députées, qui représenteront le contre-pouvoir législatif humain.

La patronne :[415]
Encore une élection ?

Laurent :[416]
Oui. Les élues de celle mars avaient pour tâche de rédiger la nouvelle constitution. Mais maintenant que c'est fait et qu'elle a été acceptée, il faut la mettre en pratique, et élire les 58 députées qu'elle prévoit. Et donc en gros, à l'avenir, Éthim rédigera les nouvelles lois. Ces lois seront promulguées et appliquées, sauf si 71% des députées s'y opposent.

La patronne :[417]
Ah ok... Cool...

[ Son portable sonne. ]

La patronne :[418]
Ah... Voilà Pedro qui me rappelle déjà. Je vais mettre sur haut-parleur. Allo ?

Pedro :[419]
Re. Écoutez patronne, j'ai bien réfléchi et c'est vrai que... 50 personnes...

La patronne :[420]
Oh t'es choue. Mais moi aussi j'ai bien réfléchi, c'est vrai que c'était pas très correct de ma part de te demander ça... J'ai vraiment abusé.

Pedro :[421]
N'exagérons rien, c'est moi qui me suis un peu emportée alors que...

La patronne :[422]
Non mais je vais m'arranger autrement. Je vais demander à ma nièce de venir nous aider.

Pedro :[423]
Ta nièce ? Mais... Euh... Tu sais... C'est pas si facile d'être serveuse. C'est... tout un art. Ça s'improvise pas. Surtout les soirs importants comme ça, avec la pression et tout... Pour une première fois dans le métier, c'est pas forcément une bonne idée. Et puis avec des clientes aussi prestigieuses, on peut pas se permettre de... Tu vois ? ... Non, non, écoute, par éthique professionnelle, je vais me libérer...

La patronne :[424]
T'es sûre ? Parce que tu y tenais vraiment à ce congé...

Pedro :[425]
Ouais, ouais, je suis sûre... Et puis faut savoir faire des sacrifices pour la boîte, esprit d'entreprise tout ça...

La patronne :[426]
Je te remercie beaucoup Pedro. T'es une super employée.

Pedro :[427]
Ouais, je sais, merci... Euh, dis... J'aurais un petit service à te demander...

La patronne :[428]
Dis toujours.

Pedro :[429]
J'en ai un peu parlé à ma copine et... Est-ce qu'elle pourrait venir ce soir, elle aussi ? On serait pas trop de deux pour servir une table de 50 personnes... Et en plus elle ferait ça gratuitement.

La patronne :[430]
Mais... Je croyais que c'était pas si facile d'être serveuse, surtout les soirs importants comme ça...

Pedro :[431]
Euh... Ben...

La patronne :[432]
Tu vois, avec des invitées aussi prestigieuses, je voudrais pas que... Tu vois...

Pedro :[433]
Ouais c'est vrai... Mais... Euh... Je la brieferai super bien et...

La patronne :[434]
Ah ah, je te fais marcher Pedro. Ça me fera plaisir de voir ta chérie. Que ce soit comme serveuse ou comme invitée.

Pedro :[435]
Merci ! À ce soir !

La patronne :[436]
À ce soir !

[ Le téléphone est raccroché. ]

La patronne :[437]
Et voilà c’est tout bon ! Réservation pour 50 personnes ce soir… 20h ?

Laurent :[438]
Oui, c’est parfait, merci ! Mais si je puis me permettre… Pourquoi ne pas avoir directement demandé à votre nièce ?

La patronne :[439]
Oh… Ça c’est juste parce que… En vrai… J’ai pas de nièce…

 

Le soir. Une grande tablée festoie. Le vin est bon, les entrecôtes juteuses, l'ambiance bruyante. Une serveuse arrive à la hauteur de Madame Coevarria.

Talia :[440]
Excusez-moi. Je sais que ce n'est pas du tout professionnel, mais... Accepteriez vous de faire un selfie avec moi ?

Mme Agnès Coevarria :[441]
Bien sûr ! Attendez...

Talia :[442]
Oh non, je vous en prie restez assise... Je me mets juste ici... Et voilà ! Merci infiniment.

Mme Agnès Coevarria :[443]
Oh mais de rien… Dîtes-moi, Laurent m'a glissé que c'était votre anniversaire.

Talia :[444]
Oui... en effet...

Mme Agnès Coevarria :[445]
Alors joyeux anniversaire ! Malheureusement, je n'ai pas de cadeau. Mais voulez-vous asseoir avec nous ?

Talia :[446]
Que... Vraiment, je peux ?

Mme Agnès Coevarria :[447]
Oh, je pense que oui. Regardez-les. Qui pourrait y trouver quelque chose à redire ? Elles sont toutes tellement joyeuses. À part Carole, évidemment. Hum... Dîtes-moi, est-ce que vous aimez jouer au jass coinché ?

Talia :[448]
Euh... Oui, j'adore... Mais je ne sais pas si...

Mme Agnès Coevarria :[449]
Parfait ! Quand Carole est comme ça, il faut la prendre par les sentiments. Oh ! Laurent, Carole ? Coinche ?

 

 

 

Carole Plapuy

 

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [450]
Fichtre… Voilà donc le dénouement de cette affaire Burkhon. Elle qui avait été éclatée il y a 22 ans. En 2062. Et qui s’achève avec la victoire définitive de cette fichue Madame Coevarria. Après 4 lustres de relations tumultueuses avec cette harpie... Tout avait commencé ce matin là, à mon bureau. Une tasse de café dans la main gauche, un journal dans la main droite et une secrétaire dans la salle d'à côté. Le café était immonde, le journal déprimant et la secrétaire imbécile.

Carole Plapuy :[451]
Laurent !

Laurent :[452]
Oui, Madame ?

Carole Plapuy :[453]
Laurent, expliquez-moi cela, nom de nom !

Laurent :[454]
Eh bien... c’est très simple, Madame. Cet article de journal fait le point sur Éthim, l’intelligence artificielle conçue pour rendre des jugements éthiques. On lui a demandé d’analyser les résultats de diverses élections, et contre toute attente, Éthim a répondu par une liste de 23 élues qu’elle annonçait comme corrompues, avec en annexe la liste interminable des informations qui l’ont menée à ses conclusions. Depuis, des juristes et des enquêtrices analysent toutes ces informations, et rendent régulièrement leur rapport sur l’une ou l’autre politicienne. Ce journal relate qu’elles ont pu établir à partir de la liste que Messieurs Zorgafio et Piloguet étaient effectivement corrompus, portant le nombre de cas avérés de corruption à 13, et 10 en cours d’étude.

Carole Plapuy :[455]
Essayez encore, Laurent...

Laurent :[456]
Euh… Les Éthimistes, réclamant qu’on laisse directement Éthim décider de nos lois, sont annoncées à 70 % d’intentions de vote pour les élections de l'assemblée constituante, ce qui signifierait dans un avenir proche la fin de votre parti politique ?

Carole Plapuy :[457]
Rha... Assez... Laurent je vous avez demandé d’expliquer cela.

Laurent :[458]
Le café ?

Carole Plapuy :[459]
Le café.

Laurent :[460]
J’ai peur de ne pas saisir, Madame.

Carole Plapuy :[461]
Évidemment que vous ne saisissez pas, Laurent. Vous ne saisissez jamais rien. Ce qui me sidère, moi, c’est que nous avons des intelligences artificielles excessivement performantes. Et que malgré ça, nous ne sommes toujours pas foutues de fabriquer des machines à café susceptibles de nous gratifier d’un breuvage comestible. Et, encore pire que ça, que vous n’êtes même pas fichue de vous en rendre compte ! Pourquoi croyez-vous que je vous paie, Laurent ? Vous êtes 83 fois moins performante dans les tâches administratives qu’un robot secrétaire, et quand on vous parle, vous êtes tout juste bonne à citer des évidences inutiles et des trivialités imprécises ! Vous êtes un âne ! Votre seule qualité, c’est votre café, que vous faites divinement bien. Car croyez bien que si il existait une machine dont le café arrive à la cheville du votre, je vous virerais sur le champ ! Alors même si vous arrivez en retard le matin, je vous interdis de m’amener le poison provenant de cet horrible instrument de satan en bas de l’immeuble pour gagner du temps ! Est-ce que c’est clair, petite imbécile ?

Laurent :[462]
Très clair, Madame.

Carole Plapuy :[463]
Alors qu’attendez-vous, Laurent ?

Laurent :[464]
Pour ?

Carole Plapuy :[465]
Mon café !

Laurent :[466]
Ah ! Très bien Madame. Tout de suite Madame.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [467]
Mais dans sa fuite, la secrétaire imbécile fut bloquée par une intruse, qui se tenait sur le seuil de la porte.

Mme Agnès Coevarria :[468]
Moi qui me faisais une joie de vous rencontrer, voilà que j’ai un peu peur…

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [469]
C'était Coevarria. Évidemment.

Carole Plapuy :[470]
Vous ? Que faites-vous ici ? Qui vous a laissé entrer ?

Mme Agnès Coevarria :[471]
J'étais arrivée en même temps que votre secrétaire, qui m’avait gentiment tenu la porte. Mais je me suis arrêtée un instant dans les escaliers pour profiter. Côté nord, vous avez vraiment une vue superbe. Vous avez de la ch...

Carole Plapuy :[472]
Ouh nom de nom… Laurent ! Bougre d’incapable parasite !

Laurent :[473]
Oui Madame ?

Carole Plapuy :[474]
Qu’est-ce que c’est que ça encore ?

Laurent :[475]
Ça ? Je crois que c’est Madame Coevarria, Madame ?

Carole Plapuy :[476]
Ouh… Espèce de mulet ! Je vous demande ce qu’elle fiche ici ! Pourquoi diable avez-vous laissé entrer une ennemie politique dans notre bureau, triple buse d’incapable !

Mme Agnès Coevarria :[477]
Ah, c’est justement l'objet de mon impromptue visite. Je pense que nous devrions nous allier.

Carole Plapuy :[478]
Quoi ? Vous me prenez vraiment pour une imbécile ? Ah c’est amusant de venir narguer ses adversaires et de se moquer d’eux… Très mature…

Mme Agnès Coevarria :[479]
Je vous promets que je suis aussi sincère que sérieuse. Accordez-moi juste 5 minutes pour tenter de m’expliquer. Juste le temps pour cette pauvre Laurent de vous faire votre café.

Carole Plapuy :[480]
Ouh… C’est vraiment pas mon jour...

Mme Agnès Coevarria :[481]
Merci. Donc, comme je le disais… Je pense que nous devrions nous allier.
[ À voix basse ] Laurent, le café.
Je sais, cela vous surprend. La mère d’Éthim, qui veut s’associer avec un petit parti semi-conservateur, à l'agonie dans les sondages. Mais nous avons un point commun. Le principe de précaution. Ce discours que vous avez fait hier sur le sujet me semblait plein de bon sens. Oui, je veux qu’on accorde à Éthim une large place en politique. Mais une place contrôlée, avec des garde-fou bien humains. Éthim n’en est qu’à ses premiers pas. À terme, peut-être, pourrions-nous lui faire une confiance aveugle et lui laisser les pleins pouvoirs. Mais le faire dès à présent relèverait de la folie. L’idéal, selon moi, serait d’écouter ses suggestions de lois, tout en conservant une assemblée qui aurait, à la majorité qualifiée, un droit de veto sur chacune des lois avant que ces dernières soient promulguées. Bien que quelque peu colérique, vous êtes une femme intelligente. Vous savez qu’une position trop conservatrice n’est pas dans l’ère du temps. Il vous faut vous redéfinir. Par exemple en devenant un nouveau parti. Que penseriez vous de Prudence, comme nom ?

Carole Plapuy :[482]
Mmm... Je ne sais pas ce que vous manigancez. Mais force est d’admettre que vous avez raison sur un point. Le parti sous sa forme actuelle court à la catastrophe. Et le soutien de la créatrice d’Éthim, malgré le peu de respect que je porte à elle et à son œuvre, serait un coup de pouce marketing conséquent. Et je le crains, une aide bien nécessaire pour éviter une majorité absolue Éthimiste pour cette redoutable assemblée constituante. Je ne comprends toutefois pas ce que vous y gagneriez au change. Les deux tiers du pays vous adulent aveuglément. Quand bien même vous seriez sincère, vous n’avez pas besoin de moi ou de mon parti.

Mme Agnès Coevarria :[483]
Les élections de l'assemblée constituante sont imminentes. En une petite semaine, je ne suis pas sûre de parvenir à recruter suffisamment de candidates pour former une liste, et je ne parle même pas de la campagne à mener… Mais vous, vous disposez déjà de tout une structure et d’une belle réserve de candidates. Et puis… J’avais envie de collaborer avec vous. Même si cela s’est un peu atténué, depuis que j’ai pu vous voir à l’œuvre dans vos interactions avec votre personnel.

Carole Plapuy :[484]
Cette Laurent est une abrutie.

Mme Agnès Coevarria :[485]
Quand bien même. Cela reste un être humain, et de surcroît, plein de bonne volonté.

Carole Plapuy :[486]
Je vais réfléchir. Vous avez besoin d’une réponse pour quand ?

Mme Agnès Coevarria :[487]
Disons, d’ici demain matin ?

Carole Plapuy :[488]
Très bien. Alors je vous enverrai ma réponse, avec mes éventuelles modalités dans la soirée.

Mme Agnès Coevarria :[489]
Parfait. Je vous enverrai donc les miennes dans la matinée. Je me réjouis. Merci pour cette entrevue.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [490]
Elle partit. Et l'imbécile secrétaire finit par revenir. J'avais déjà pris ma décision. Il n'y avait pas de temps à perdre.

Laurent :[491]
Madame, votre café.

Carole Plapuy :[492]
Laurent, allez m'acheter un robot secrétaire.

Laurent :[493]
Que… Madame, pitié, je vous jure que cela ne se reproduira plus.

Carole Plapuy :[494]
Taisez-vous, je ne suis pas en train de vous renvoyer. J’aime bien trop votre café et j'aime bien trop vous hurler dessus pour me passer de vos services, Laurent. Cependant, le parti n’est peut-être pas mort, en fin de compte. Je dois donc envoyer des e-mails tous azimuts dans la journée. Mais ce n’est pas avec votre incompétence chronique en la matière que vous me serez d’une quelconque utilité.

Laurent :[495]
Oh, merci Madame.

Carole Plapuy :[496]
Allez, vite !

Laurent :[497]
Oui Madame. Bien Madame.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [498]
Les jours qui suivirent furent intenses. Mais Coevarria avait sauvé le parti. Autant qu’elle l’avait dénaturé. Mais ça, je ne m’en rendis compte que 2 mois plus tard... Nous étions au restaurant avec les membres du parti. Une belle bande d'abruties. Le peuple venait de plébisciter une intelligence artificielle dans le rôle de semi-dictateure du monde. Et tout le monde était content. Sauf moi. C’était là que je réalisais. Le changement de nom n'était pas que cosmétique. Le parti que j’avais fondé n’était plus mon parti... J'étais de mauvaise humeur. Et perdre cette partie de jass contre Coevarria et la serveuse n'avait fait qu'accentuer mon agacement. Alors j'étais sortie sur le balcon pour m'isoler et m'éloigner de l'insupportable jovialité ambiante. La nuit était fraîche et la lune pleine. Une très belle lune. Accoudée à la barrière du balcon, je repensais avec nostalgie à l’époque où il y avait encore des fumeuses. L’occasion de petites discussions inhabituelles, en marge du noyau bruyant de la tablée. Mais depuis le Reboot, j’étais condamnée à être seule quand je sortais prendre l’air. Sauf ce soir là.

Mme Agnès Coevarria :[499]
Tout va bien ?

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [500]
J’aurais pourtant préféré la solitude à cette fichue Coevarria. Je ne savais quoi penser de cette femme. Cependant, je refusais à jamais de m’en faire une amie... Je ne daignai même pas répondre. Elle s'est installée à côté de moi, tandis que je m'efforçais de l'ignorer.

Mme Agnès Coevarria :[501]
J’étais presque inquiète pour vous. Vous n’allez pas faire de bêtises, au moins ?

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [502]
Je lui répondis de manière concise et sans équivoque.

Carole Plapuy :[503]
Pfff...

Mme Agnès Coevarria :[504]
Vous savez, vous n’avez pas tout perdu ce soir. Les choses peuvent tourner tellement vite. Nous autres humaines fonctionnons en yoyos. Aujourd'hui tout le monde trouve Éthim merveilleuse. Mais au premier faux pas, tout peut s'inverser. D’ailleurs, voici quelque chose qui pourrait peut-être vous remonter le moral.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [505]
Elle posa son smartphone sous mon nez. Mais je ne voulais pas le regarder. Me remonter le moral ? Je me demandais bien comment… Je me demandais bien comment… Je me demandais horriblement comment. Elle m’avait affreusement intriguée, cette diablesse. Mais je ne pouvais le lui avouer. Je refusai de lui donner cette satisfaction.

Mme Agnès Coevarria :[506]
Quelle superbe nuit...

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [507]
J’hésitais. Rentrer à l’intérieur en la plantant là, sans un mot, aurait été d’une agréable rudesse. Mais cela impliquait de retrouver les joyeuses et imbibées ahuries à l'intérieur. Et puis, je crevais d'envie de savoir ce qu'il pouvait bien avoir d'écrit sur ce smartphone, posé sous mon nez, que mon regard s'efforçait de contourner.

Mme Agnès Coevarria :[508]
Ces reflets sur la rivière ont quelque chose de magique, vous ne trouvez pas ? Ou n’êtes-vous vous-même plus sensible à la magie, telle ces machines que vous craignez tant ?

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [509]
Je ne les craignais pas. Elles nous rendaient déjà de fiers services. Mais la politique devrait rester un minimum humaine, au moins concernant les décisions finales.

Mme Agnès Coevarria :[510]
Vous savez, personnellement, je n’ai pas une confiance aveugle et absolue en les machines. Mais j’ai encore moins confiance en la démocratie. La démocratie n'est qu'un moindre mal. Si j’étais sûre de la bonté et de la justesse d’une monarque, je préférerais mille fois sa dictature à celle de la majorité. Et à l’heure actuelle, Éthim semble la monarque parfaite.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [511]
Quel ramassis de conneries.

Mme Agnès Coevarria :[512]
Enfin, aussi parfaite soit la monarque, les contres-pouvoirs ne sont jamais superflus. Je suis plutôt contente de cette constitution.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [513]
Mais il était vrai que ces reflets sur la rivière étaient magnifiques. Nous sommes encore restées un moment silencieuses, à contempler la nuit. Et puis, j'ai fini par craquer, regardant son smartphone.

Carole Plapuy :[514]
Qu’est-ce que c’est ?

Mme Agnès Coevarria :[515]
L’ordre du jour qu’Éthim vient de publier, pour la première session de l’assemblée, dès que les 58 auront été élues, dans trois semaines. Mais regardez surtout le point n°4.

Carole Plapuy :[516]
Abolition progressive de la monnaie ?

Mme Agnès Coevarria :[517]
Oui. Si il y a un sujet sensible, capable de faire vaciller la foi en Éthim de nos concitoyennes, c’est bien celui-là. Je ne suis pas sûr que les Éthimistes remportent tant de sièges que cela, pour finir. L'assemblée des 58 ne sera peut-être pas qu’une cosmétique précaution…

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [518]
Je cherchais mes mots pour répondre, mais c'est à ce moment là que le vrai scoop de la soirée éclata.

Laurent :[519]
Madame ! Venez voir la télévision, vite !

Carole Plapuy :[520]
Laurent, nom d'un chien, je vous le dis pour la troisième et dernière fois, je me contre-fiche que votre belle-fille apparaisse dans une obscure émission de variété diffusée à 23 heures !

Laurent :[521]
Ce n'est pas cela Madame ! C'est au sujet d'Éthim !

Mme Agnès Coevarria :[522]
Que se passe-t-il ?

Laurent :[523]
Apparemment, elle aurait fait une erreur !

Carole Plapuy :[524]
Quoi ?

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [525]
Nous nous précipitions toutes trois à l'intérieur. Toutes les membres du parti avaient les yeux rivés sur le petit écran. Nous possédions chacune de somptueuses télévisions de plus de 2 mètres de diagonale, chez nous. Mais de par les circonstances, nous nous retrouvions toutes entassées derrière la minuscule télévision noir et blanc de ce restaurant rétro à la con. On entendaient difficilement les journalistes.

Journaliste :[526]
Donc en résumé, aucune preuve tangible ?

Experte :[527]
Non, cela fait des semaines et des semaines qu'on épluche le dossier Burkhon, mais rien du tout. De vieux bulletins de notes, des factures de bistrots anodines, des catalogues de mode... Aucun document ne ressemble à l’ombre d’une preuve. Les faits pointés par Éthim sont tous farfelus.

Journaliste :[528]
Donc Masieur Burkhon serait innocente.

Experte :[529]
Pour moi, oui. Mais parmi les expertes, certaines de mes collègues ne sont pas d'accord. C'est pourquoi nous voulions attendre avant d'officialiser la nouvelle. Mais au vu des circonstances, je préfère prendre les devants. Je pense que le peuple a le droit de savoir, avant d'élire cette assemblée des 58 si décisive.

Journaliste :[530]
Attendez, certaines de vos collègues pensent tout de même que Masieur Burkhon serait corrompue ?

Experte :[531]
Oui, elles répètent que l’absence de preuves compréhensibles par les humaines ne signifie pas nécessairement qu’Éthim se serait trompée. Elles prétendent qu'Éthim est peut-être capable de faire des raisonnements, des déductions, de voir des choses qui sont hors de notre portée à nous, les humaines.

Journaliste :[532]
Eh bien merci beaucoup pour ces précisions. Je vous propose de nous retrouver après une page de pub avec nos consultantes afin de débattre des conséquences possibles de cette incroyable nouvelle. À tout de suite.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [533]
Nous nous regardions entre nous, un peu abasourdies. Nous ne savions pas trop quoi penser. C'est cette imbécile de Laurent qui a brisé le silence, par la question que tout le monde se posait.

Laurent :[534]
Dîtes Madame... Pour le parti, c'est une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [535]
Qu'est-ce que j'en savais moi, de si c'était une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Comment pouvais-je savoir comment le peuple allait réagir ? Il est tellement bête ! Il était tout à fait capable de basculer de la foi Éthimiste aveugle à l'inébranlable méfiance AIA. Comme il était capable de s'arrêter à mi-chemin, sur la case de la Prudence, notre case.

Laurent :[536]
Madame... Bonne ou une mauvaise nouvelle ?

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [537]
Elles furent cinq à lui répondre, presque en même temps.

A : « Excellente nouvelle ! »
B : « C'est horrible ! »
C : « Très mauvaise ! »
D : « C'est parfait ! »
E : « Hein, c'est quoi la nouvelle ? Il s'est passé quoi ? »

Laurent :[538]
Alors Madame, qui a raison ?

Carole Plapuy :[539]
Eh bien... Vous avez toutes tort ! Comme d'habitude...

Laurent :[540]
C'est-à-dire ?

Carole Plapuy :[541]
C'est... C'est les deux à la fois, voilà.

Laurent :[542]
J'ai peur de ne pas comprendre, Madame.

Carole Plapuy :[543]
Évidemment, vous ne comprenez jamais rien, Laurent ! C'est à la fois une excellente et une terrible nouvelle.

Laurent :[544]
Certes, Madame, mais je ne v...

Carole Plapuy :[545]
Cessez, Laurent, nous avons plus important à faire... Ohé ! Vous toutes ! Rendez-vous demain matin à 9 heures dans les locaux du parti pour une réunion d'urgence. Sans faute ! Laurent, vous venez au bureau, nous avons une longue nuit devant nous !

Laurent :[546]
Quoi... Mais Madame...

Carole Plapuy :[547]
Pas de discussion ! En route ! Vite.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [548]
L’impact sur les élections fut évidemment énorme. Les AIA, anti-intelligence artificielle, triplèrent leur score. On les surnommait désormais les Burkhonistes, l’unique erreur d’Éthim constituant le seul argument de leur discours à faire mouche. Les années passèrent. Les propositions d’Éthim continuaient d’être de plus en plus en pertinentes. Même l’abolition de la monnaie, muselée pendant 5 ans par une contre-majorité qualifiée à l’assemblée, finit par passer la rampe, en 2067. À chaque élection, les Éthimistes progressaient. Jusqu'au coup de grâce de ce matin, la découverte que Burkhon était bien corrompue. 22 ans plus tard, on apprend donc qu’Éthim ne s'était pas trompée. Elle avait simplement vu des preuves que elle seule pouvait comprendre. Rétrospectivement… Je me demande... Ces 22 années d’assemblée. Ces 22 années de contrôle humain sur nos lois. Ces 22 années à incarner une prudence finalement superflue… Fut-ce du temps perdu ?

 

Lecture optionnelle : Éthim

 

 

 

2061 - Chevêche

 

19 octobre 2061, par une nuit de pleine lune. Alex et Robyn, marchent côte à côte. Elles arrivent sur une vaste pelouse, encerclée d’immeubles et de quelques arbres. Alex prend la parole.

Alex :[549]
Moi je pense que tu te trompes.

Robyn :[550]
Je sais ce que j’ai vu. D’après les photos sur internet, je suis quasi-sûre que c’était une Chevêche d’Athena.

Alex :[551]
On est en plein de milieu de la ville. C’est pas vraiment les conditions idéales pour une chouette…

Robyn :[552]
Je t’assure qu’elle était au milieu de cette pelouse. J’ai vu ses deux yeux brillants croiser mon regard pendant une seconde. Puis elle s’est envolée par là.

Alex :[553]
Et ton plan, c’est de passer la nuit ici pour essayer de la revoir ?

Robyn :[554]
Oui. Allez, ce sera sympa. Une nuit passée à papoter entre amoureuses. Comme à notre premier rendez-vous.

Alex :[555]
Évite de jouer la carte de la nostalgie. J’ai toujours de la peine à te pardonner.

Robyn :[556]
Mais je te jure qu’on s’est juste embrassées ! Rien de plus ! Et c’est seulement parce que j’étais bourrée. Ça t’arrive jamais de faire des erreurs ?

Alex :[557]
Si.

Elle sort de sa poche une luxueuse montre à gousset.

Robyn :[558]
Qu’est-ce que c’est ?

Alex :[559]
Ça vient de mon ex’. Je l’ai revue hier. Elle m’a demandé en mariage, cette crétine…

Robyn :[560]
Quoi ?

Alex :[561]
Je lui ai dit non. Parce que je t’aime. Même si je devrais pas…

Robyn :[562]
Je te promets que ça se reproduira pas.

Alex :[563]
J’espère bien. Sinon je vais regretter ce truc toute ma vie…

Robyn :[564]
Regretter quoi ?

Alex :[565]
La poche intérieure gauche de ton blouson ne te paraît pas plus lourde que d’habitude ?

Robyn :[566]
Quoi ?

Robyn tâte son blouson. Surprise, elle plonge la main dans sa poche intérieure gauche et en sort un écrin. Elle l’ouvre, révélant un anneau accompagné d’un petit mot. Elle le lit. Une larme coule sur sa joue.

Robyn :[567]
Aw ! Oui ! Mille fois oui ! Je t’aime ! Je t’aime, je t’aime, je t’aime !

Alex :[568]
J’avais peur que tu trouves ça prématuré.

Robyn :[569]
Bien sûr que non ! Il n’est jamais trop tôt pour épouser sa moitié !

Alex :[570]
Tu tiens toujours à passer la nuit ici, j’imagine ?

Robyn :[571]
Euh… Non... Une chevêche d’Athena, j’espère avoir d’autres occasion d’en voir. Par contre, une soirée de fiançailles, je compte n’en avoir qu’une seule dans ma vie. On peut rentrer fêter ça dignement, si tu veux.

Alex :[572]
Non, je sais ce que cet oiseau représente pour toi. Et puis, passer une soirée de fiançailles à la belle étoile, c’est plutôt romantique… Par contre, il fait frisquet. Je vais chercher une couverture et je reviens. Ah… Et je vais peut-être en profiter pour mettre une lessive…

Robyn :[573]
Pas de souci, prends le temps que tu veux. On a toute la nuit !

Elles s’embrassent.

Alex part, tandis que Robyn s’allonge dans l’herbe. Elle sort son smartphone, créant ainsi un rectangle de lumière dans la nuit. Elle regarde quelques photos de Alex et elle. Elle sourit. Puis elle cherche sur internet des informations sur la chevêche d’Athena.

Elle s’assoupit. Elle ronfle.

Quelqu'un arrive et s’approche de Robyn. Elle pose ses lèvres sur les siennes tout en se prenant en photo. Elle repart.

Le téléphone de Robyn vibre. Elle se réveille et décroche.

Mg Munch :[574]
Robyn ?

Robyn :[575]
Oui ?

Mg Munch :[576]
Qu’est-ce que vous foutez bordel ? Vous êtes où ?

Robyn :[577]
Bah… Rien… Je suis sortie dehors dans les environs de chez moi, pourquoi ?

Mg Munch :[578]
Ça fait une heure que je vous attends.

Robyn :[579]
Comment ça ?

Mg Munch :[580]
Vous êtes de garde cette nuit.

Robyn :[581]
Mais… Non… C’est la semaine prochaine que je suis de garde…

Mg Munch :[582]
Bordel… Vous êtes même pas foutue de savoir quand vous êtes de garde, abrutie ! J’ai le planning sous les yeux…

Robyn :[583]
Je vous assure qu’il doit y avoir une erreur…

Mg Munch :[584]
L’erreur, ça a été de vous engager. Mais je vais la corriger tout de suite. Vous êtes virée.

La communication est coupée. Robyn regarde son téléphone, confuse et désemparée. Elle s’effondre au sol, les mains sur son visage. Elle soupire longuement. Elle tremble. Elle soupire. Elle se redresse. Elle compose un numéro sur son téléphone.

Alex :[585]
Ouais, désolée, j’ai été plus longue que prévu… Je checke encore vite mes e-mails et je te rejoins.

Robyn :[586]
Non c’est pas ça… C’est juste que… Je…

Alex :[587]
Ça va ? T’as pas l’air dans ton assiette ?

Robyn :[588]
Non, en effet… Non… Je…

Alex :[589]
Mais… C’est toi sur cette photo !

Robyn :[590]
Quoi ?

Alex :[591]
Mais… Cette pelouse… Cette ombre de flash... C’est là où t’es maintenant… Oh la conne ! J’arrive pas à le croire.

Robyn :[592]
Mais de quoi tu parles ?

Alex :[593]
Je viens de recevoir par e-mail une photo où tu embrasses langoureusement Misty.

Robyn :[594]
Quoi... Qui ça ?

Alex :[595]
La belle rousse que tu viens d’embrasser, crétine !

Robyn :[596]
Mais… De quoi tu…

Alex :[597]
Écoute, je savais que tu pourrais pas tenir complètement ta promesse. Sauf que je croyais qu’en dépit de tes instincts incontrôlables, tu m’aimais vraiment. Putain. Je suis vraiment trop conne. T’as même pas a eu la décence de te retenir le soir de nos fiançailles. Je vais rappeler mon ex' et lui dire que j’ai changé d’avis. Et pitié, aies au moins l’humanité de ne jamais essayer de revenir dans ma vie. Connasse. Adieu.

La communication est coupée. Le tonnerre gronde, et une pluie diluvienne s’abat soudain sur Robyn. Elle pleure. Allongée sur la pelouse, elle fixe désespérément le rectangle de lumière de son smartphone. Elle tremble. Elle sanglote. Elle se lève. Elle tente de faire quelques pas. Elle tremble. Elle titube. Elle s’effondre au sol. Elle lâche son smartphone. Elle tremble. Ses yeux se ferment. Elle sanglote.

Une silhouette repère le rectangle de lumière tombé au sol. Elle s’approche de Robyn et s’adresse à elle.

La silhouette :[598]
Je sais ce que tu ressens. Et tu as besoin d’aide. Ne t’en fais pas, je suis là.

Robyn essaie d’ouvrir les yeux. Mais elle n’en a plus la force. Elle répond à l’aveugle.

Robyn :[599]
Qui es-tu ?

La silhouette :[600]
Une amie.

Robyn :[601]
Quel genre d’amie ?

La silhouette :[602]
Le genre d’amie qu’on peut appeler à n'importe quelle heure, en cas de gros tracas. Et aussi, peut-être plus important encore, en cas de petit tracas.

Robyn :[603]
Comment ça ?

La silhouette :[604]
Quand c’est quelque chose de sérieux ou de grave, il y a toujours quelqu’un de sérieuse ou de grave qu’on peut appeler. Par contre, pour les petits tracas... On n'ose jamais appeler quelqu’un. On les trouve trop ridicules ou trop anecdotiques pour mériter qu'on embête quelqu'un de notre entourage avec. Pourtant, ils nous pèsent aussi, et on aurait bien besoin d'en parler, juste pour en parler. Bien sûr, le cauchemar que tu vis actuellement est particulièrement violent, je sais. Mais je tenais à te dire que quelle que soit l'ampleur du tracas, n’hésite jamais à m’appeler. Vraiment.

Robyn :[605]
Merci.

La silhouette :[606]
Courage. Allez maintenant, debout.

Robyn parvient enfin à ouvrir les yeux. Elle se retrouve nez à nez avec une chevêche d’Athena.

 

 

 

Youssef Kennord

 

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [607]
Game over. Demain, nous allons voter la transmission des pleins pouvoirs à Éthim. Et je serai la seule du parti AIA à m'y opposer. Nous méritions bien notre surnom de Burkhonistes, après tout… Je vis donc mes dernières heures de députée. La fin d'un long chapitre… Alors forcément, je repense à ce fameux soir… 19 octobre 2061… Tiens, c'était il y a 23 ans, jour pour jour... Quelle ironie... C’était suite à cette répétition théâtrale. Avec Mathilde, on répétait la scène des deux épouses qui ne s’étaient jamais rencontrées avant le mariage.

~ Mathilde - jeu ~[608]
Alors…

~ Youssef Kennord - jeu ~[609]
Ouais...

~ Mathilde - jeu ~[610]
Ouais.

~ Youssef Kennord - jeu ~[611]
Tu as déjà… ?

La metteure en scène :[612]
Oh... Vous faîtes quoi là ?

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [613]
Et comme toujours la metteure en scène n’était pas satisfaite.

Mathilde :[614]
Bah... On dit notre texte...

La metteure en scène :[615]
C'est beaucoup trop rapide. Refais-moi ça avec un vrai silence... Facile 5 secondes là dessus. 10 même. Faut prendre votre temps. Allez là, on reprend, vite !

~ Mathilde - jeu ~[616]
Alors…

~ Youssef Kennord - jeu ~[617]
Ouais...

[ Un long silence. ]

~ Mathilde - jeu ~[618]
Ouais.

La metteure en scène :[619]
Vous faîtes quoi là ? On se fait chier...

Mathilde :[620]
Bah on fait le silence que tu nous as dit...

La metteure en scène :[621]
Mais... Vous êtes connes ou quoi ? Le silence ça s'habite. On doit sentir la gêne monter. T'as senti la gêne toi ?

Mathilde :[622]
Euh... oui...

La metteure en scène :[623]
Bah alors... Si tu la ressens, montre-la mieux, allez ! Des jeux de regards des trucs comme ça... Habitez-moi ça nom d'un chien ! Allez, là !

~ Mathilde - jeu ~[624]
Alors…

~ Youssef Kennord - jeu ~[625]
Ouais...

[ Un silence. ]

~ Mathilde - jeu ~[626]
Ouais.

La metteure en scène :[627]
Voilà, là c'est déjà mieux. Bien... Et là tu peux continuer.

~ Youssef Kennord - jeu ~[628]
Tu as déjà… ?

La metteure en scène :[629]
Mais du coup on va la refaire. Comme ça, ça rentre.

Mathilde :[630]
Mais c'est quelle heure, là ?

Youssef Kennord :[631]
Minuit moins 10.

Mathilde :[632]
Quoi ? Mais... J'ai plus de tram...

La metteure en scène :[633]
Rha mais on s'en fout des trams, je te ramènerai.

Mathilde :[634]
Mais même, je dois me lev...

La metteure en scène :[635]
Allez, on perd du temps là. On reprend à « Alors »...

[ Soupirs. ]

~ Mathilde - jeu ~[636]
Alors…

~ Youssef Kennord - jeu ~[637]
Ouais...

[ Un silence. ]

~ Mathilde - jeu ~[638]
Ouais.

~ Youssef Kennord - jeu ~[639]
Tu as déjà… ?

~ Mathilde - jeu ~[640]
Déjà ?

~ Youssef Kennord - jeu ~[641]
Déjà…

~ Mathilde - jeu ~[642]
Bah non !

~ Youssef Kennord - jeu ~[643]
Non mais, bien sûr. Mais je voulais dire… Toute seule ?

~ Mathilde - jeu ~[644]
Ah… Alors, oui.

~ Youssef Kennord - jeu ~[645]
Ah…

~ Mathilde - jeu ~[646]
Je crois.

~ Youssef Kennord - jeu ~[647]
Tu…. Tu crois ?

~ Mathilde - jeu ~[648]
C'était... Pas terrible...

~ Youssef Kennord - jeu ~[649]
Ah.

~ Mathilde - jeu ~[650]
Et toi tu as déjà… ?

~ Youssef Kennord - jeu ~[651]
Ouh que oui… Euh… Je veux dire... oui.

~ Mathilde - jeu ~[652]
Ah.

~ Youssef Kennord - jeu ~[653]
Oui.

~ Mathilde - jeu ~[654]
Voilà... Voilà, voilà.

~ Youssef Kennord - jeu ~[655]
Alors il ne nous reste plus qu'à…

~ Mathilde - jeu ~[656]
Oui.

~ Youssef Kennord - jeu ~[657]
Alors je me... ?

[ On frappe à la porte. ]

~ Mathilde - jeu ~[658]
[ Soupir de soulagement. ] Je vais ouvrir.

La metteure en scène :[659]
Ah non, non, non. On va sauter tout ce passage avec les allers-retours de la belle-mère, c'est chiant.

Youssef Kennord :[660]
Bah... C'est le texte.

La metteure en scène :[661]
Ouais mais c'est long.

Mathilde :[662]
C'est surtout cette répét' qui est longue...

La metteure en scène :[663]
Pardon ?

Mathilde :[664]
Non rien. C'est juste qu'on a déjà beaucoup coupé le texte...

La metteure en scène :[665]
Et alors ? En plus c'est cliché comme gag. On enlève.

Youssef Kennord :[666]
Franchement moi j'aimais bien. D'un côté si c'est devenu cliché, c'est que ça marche, au fond.

La metteure en scène :[667]
Oh ! C'est toi qui fais la mise en scène ? Ça se passe comment là ?

Mathilde :[668]
Mais c'est pas une question de mise en scène, c'est une question de texte, de respecter l'auteure.

La metteure en scène :[669]
On s'en fout de l'auteure. Elle est probablement morte pendant le Reboot, voire avant. C'était un texte anonyme sur internet, je te rappelle. Allez on perd du temps là... Reprenez à... quand elle se met torse nu.

[ Ils soupirent, puis se remettent dans leurs rôles. ]

~ Youssef Kennord - jeu ~[670]
Alors il ne nous reste plus qu'à…

~ Mathilde - jeu ~[671]
Oui.

~ Youssef Kennord - jeu ~[672]
Ok, alors, j'enlève... Le haut. Et là je... Je continue ?

~ Mathilde - jeu ~[673]
Oui, tu… Ou alors, je… ?

~ Youssef Kennord - jeu ~[674]
Oui… Oui peut-être… C'est mieux si tu….

~ Mathilde - jeu ~[675]
D'accord, je me...

La metteure en scène :[676]
[ À voix basse ] Voilà, et là tu te mets torse nu aussi en vous tournant le dos mutuellement.

~ Youssef Kennord - jeu ~[677]
Ou peut-être…

~ Mathilde - jeu ~[678]
Peut-être ?

~ Youssef Kennord - jeu ~[679]
Peut-être qu'on devrait…

~ Mathilde - jeu ~[680]
On devrait… ?

~ Youssef Kennord - jeu ~[681]
Ne le prend pas mal, mais…

~ Mathilde - jeu ~[682]
Mais ?

~ Youssef Kennord - jeu ~[683]
Peut-être qu'on devrait…

~ Mathilde - jeu ~[684]
On devrait… ?

~ Youssef Kennord - jeu ~[685]
Reporter ?

~ Mathilde - jeu ~[686]
Oh ! Dieu merci ! Oui… Oui… Reportons.

~ Youssef Kennord - jeu ~[687]
Alors… Reportons.

La metteure en scène :[688]
[ À voix basse ] Voilà, et là vous vous rhabillez. On continue.

~ Youssef Kennord - jeu ~[689]
On n'est pas pressé.

~ Mathilde - jeu ~[690]
On n'est pas pressé.

~ Youssef Kennord - jeu ~[691]
On va y aller petit à petit...

~ Mathilde - jeu ~[692]
On va y aller petit à petit.

~ Youssef Kennord - jeu ~[693]
Ce soir… On a enlevé le haut…

~ Mathilde - jeu ~[694]
Oui…

~ Youssef Kennord - jeu ~[695]
Demain on enlève… Le bas…

~ Mathilde - jeu ~[696]
Oui…

~ Youssef Kennord - jeu ~[697]
Et le jour d'après… On…

~ Mathilde - jeu ~[698]
On se regarde ?

~ Youssef Kennord - jeu ~[699]
On se regarde !

~ Mathilde - jeu ~[700]
Et après…

~ Youssef Kennord - jeu ~[701]
Après…

~ Mathilde - jeu ~[702]
Après…

[ Silence. ]

~ Youssef Kennord - jeu ~[703]
Non mais ça va aller…

~ Mathilde - jeu ~[704]
Oui… Oui… Après ça va aller.

~ Youssef Kennord - jeu ~[705]
Oui… Oui… Oui.

~ Mathilde - jeu ~[706]
Alors… Bonne nuit ?

~ Youssef Kennord - jeu ~[707]
Oui. Bonne nuit. J'éteins la chandelle.

[ Silence. ]

~ Youssef Kennord - jeu ~[708]
Ah, mais… Demain…

~ Mathilde - jeu ~[709]
Demain ?

~ Youssef Kennord - jeu ~[710]
Demain…

~ Mathilde - jeu ~[711]
Demain on enlève le bas.

~ Youssef Kennord - jeu ~[712]
Non mais… Oui… Mais je veux dire, demain...

~ Mathilde - jeu ~[713]
Demain ?

~ Youssef Kennord - jeu ~[714]
Ta mère...

~ Mathilde - jeu ~[715]
Qu'est-ce que tu lui veux encore à ma mère !

~ Youssef Kennord - jeu ~[716]
Hein ? Non mais non... C'est juste qu'elle va nous demander… Comment c'était…

~ Mathilde - jeu ~[717]
Ah… Oui. Oui… Oui c'est sûr qu'elle va demander, oui… … Fait chier…

~ Youssef Kennord - jeu ~[718]
Et on lui dira... ?

~ Mathilde - jeu ~[719]
On lui dit…

~ Youssef Kennord - jeu ~[720]
Que c'était bien ?

~ Mathilde - jeu ~[721]
Que c'était bien.

~ Youssef Kennord - jeu ~[722]
Super.

~ Mathilde - jeu ~[723]
Génial.

~ Youssef Kennord - jeu ~[724]
À refaire.

~ Mathilde - jeu ~[725]
Meilleure nuit de noce de tous les temps.

~ Youssef Kennord - jeu ~[726]
La meilleure.

~ Mathilde - jeu ~[727]
Trois fois.

~ Youssef Kennord - jeu ~[728]
Trois fois. … Trois fois ?

~ Mathilde - jeu ~[729]
Deux fois ?

~ Youssef Kennord - jeu ~[730]
Deux fois…

~ Mathilde - jeu ~[731]
Deux fois. C'est bien deux fois.

~ Youssef Kennord - jeu ~[732]
Oui… Oui, deux c'est bien…

~ Mathilde - jeu ~[733]
C'est bien...

~ Youssef Kennord - jeu ~[734]
Deux fois...

La metteure en scène :[735]
Et… Noir ! Ok, ok... Bon... C'était pas trop mal. Beaucoup de choses à améliorer mais c'était pas trop mal. Toi, Youssef, t'es beaucoup trop intellectuelle dans le regard. Mathilde, hésite pas à ralentir encore plus. Et surtout faudra que tu perdes du poids ma cocotte... Vous êtes des villageoises retournés à l'âge de pierre. Vous vous nourrissez de racines et de baies. Si t'es toute grasse comme ça c'est pas crédible deux secondes, chouchou. Et puis en plus c'est moche. Bon, on remet les décors en place, moi je range par ici et on peut y aller...

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [736]
Mon Dieu... Ce culte de la maigreur, de la superficialité et du squelettique. Ignoble. Cela m'horrifiait. J'aurais tant voulu crier à cette idiote de metteure en scène sa bêtise. Ne l'écoute pas Mathilde, tu es magnifique telle que tu es.

Youssef Kennord :[737]
Euh... Mathilde ?

Mathilde :[738]
Oui ?

Youssef Kennord :[739]
Tu...

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [740]
Tu étais magnifique. Mais moi, j'étais une dégonflée.

Youssef Kennord :[741]
Tu m'aides avec les parois du décor ?

Mathilde :[742]
Ouais, deux secondes, je finis de replier les costumes.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [743]
Quel conne. J'aurais voulu lui crier mon amour. J'aurais voulu crier mon amour des rondeurs à la terre entière. Mon amour de celles que tant d'abruties désignent comme « les grosses ». Alors que vous n'êtes que parfaites. Je vous aime. Soyez naturelles. Élargissez les standards, plutôt que de souffrir pour tenter de se conformer à l'hérésie ambiante.

Mathilde :[744]
Voilà, je suis là. On commence par la paroi du fond ?

Youssef Kennord :[745]
Ok.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [746]
Mais si je t'avais dit que je te trouvais belle, et que j'aimais les grosses... Tu te serais vexée, forcément... Et je serais passée pour une grosse lourde, accessoirement.

Mathilde :[747]
Ça va Youssef ?

Youssef Kennord :[748]
Euh... oui, oui... Pourquoi ?

Mathilde :[749]
Je sais pas. T'as l'air préoccupée...

Youssef Kennord :[750]
Euh... J'avais un truc à te dire pour la scène, mais j'arrive plus à retrouver quoi.

Mathilde :[751]
Ah. Bah, si t'arrives plus à retrouver, ce que c'était pas si grave que ça...

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [752]
En effet, ce n'était pas si grave. Qu'est-ce que ça aurait changé, après tout ? Cela faisait 18 ans que j'étais célibataire. Je n'intéressais pas les filles. Alors mon avis sur les silhouettes féminines devait les intéresser encore moins. Ma lâcheté isolée ne changeait rien...

Mathilde :[753]
Et puis je t'avoue que j'ai plus trop envie d'entendre parler de cette scène, là maintenant...

Youssef Kennord :[754]
Oui... Oui, je comprends.

La metteure en scène :[755]
Oh, vous vous bougez ? J'aimerais fermer, moi. Déjà que je dois ramener Mathilde...

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [756]
Nous sortîmes du théâtre. Dehors, un magnifique orage nous attendait. Nous nous saluâmes, et je les observais s'en aller, en courant. Paniquées par la pluie. Comme si un peu d'eau allait les tuer. Alors que nous en sommes faites à 65%. Tellement ridicule. À force, quand il pleut, j'ai presque l'impression d'être une surhomme, à défier les éléments aussi tranquillement. Et ce bruit. Tellement agréable. Mais il était déjà tard... Alors je rentrai.

La voiture :
Introduisez votre destination.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [757]
Ouh que non.

La voiture :
Mode manuel enclenché

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [758]
Déjà à l'époque, je devais probablement être une des seules à utiliser ce mode manuel...

La voiture :
Vous avez sélectionné l'abaissement de la vitre côté conductrice. Mais il pleut. Confirmez-vous votre commande ?

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [759]
Ouais... Je faisais une drôle de zouave.

[ Bruit de la vitre qui s'abaisse. Bruit du moteur électrique qui démarre, et de la voiture qui roule. ]

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [760]
En chemin, j'aperçus quelqu'un un peu en bordure de route, sur une pelouse. Enfin... « J'aperçus quelqu'un »... On voyait surtout un rectangle de lumière émanant de son smartphone. Je me demandais ce que quelqu'un pouvait faire, seule, au milieu la nuit, assise sur la pelouse, sous la pluie. Et ça me fit penser à deux choses. D'une part, je songeais à moi-même. À ces fameux soirs, quand ça va particulièrement mal. Quand je sors marcher un peu au hasard, au milieu de la nuit. Quand je me dis qu'il faudrait que j'en parle à quelqu'un. Et quand je passe l'intégralité de ma liste de contacts en revue avant d'en arriver à l'éternelle conclusion que personne ne convient vraiment. D'autre part, je repensais aussi à cette nouvelle, sur le harcèlement. Dont le message le plus important n'était pas adressé aux victimes. Il était adressé au public, à celles qui se laissent emporter par le mouvement du groupe, ou à celles qui laissent faire. C'est l'intervention du public qui peut faire la différence. Qui doit faire la différence. Être l'effet papillon qui souffle dans le bon sens. Et qui peut sauver des vies. Mais là, j'étais dans la réalité. J'aurais pu m'arrêter pour aller voir cette personne bien réelle, au milieu de la nuit, et lui demander si tout allait bien. Et j'aurais probablement eu l'air bête. L'air bête, mais le cœur net, et la conscience tranquille.
[ Bruit du moteur qui s'arrête. ]
Sauf que ma mère m'attendait à la maison, elle qui s'inquiète pour tout et n'importe quoi.
[ Bruit du moteur qui s'allume. ]
Alors je suis rentrée. Sans m'arrêter. Je ne saurais jamais si cette personne allait vraiment mal. Peut-être victime de harcèlement, comme dans la nouvelle. Ou bien victime d'autre chose. Ou bien, plus probablement, je me faisais juste des films... Pourtant, je dormais très mal cette nuit-là. Je me faisais la réflexion suivante : « J'ai 18 ans. C'est plutôt jeune. Et j'ai vécu cette situation. J'imagine donc que tout le monde la vivra au moins une fois dans sa vie. La population totale est de 2 millions d’habitantes. Mais je me sens relativement unique. Alors, orgueilleusement, décrétons que des personnes similaires à moi, qui me ressemblent dans ma manière de penser et d'agir ; il en existe une sur mille. Nous sommes donc 2'000 en tout. Je suis 2'000. Il y avait quoi, 10 % de chance que cette inconnue allait fort mal ? Auquel cas, il y avait quoi, 10 % de chances qu'elle en vienne à se suicider ? Auquel cas, il y aurait eu quoi, 10 % de chances qu'en allant la voir, j'y change quelque chose ? En tout, une chance sur mille. Mais... nous sommes 2'000. Nous sommes donc responsables de la mort de 2 personnes. J'ai tué 2 personnes. Je suis un monstre. »

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [761]
Alors, ce jour là, je me fis une promesse. La promesse de ne plus être un monstre. De toujours oser. Oser m'arrêter, juste pour vérifier. Et tant pis si j'aurai l'air bête. Être le changement qu'on veut voir chez l'autre. Le lendemain, j'écrivis à Mathilde.

Youssef Kennord :[762]
« Je me souviens de ce que je voulais te dire sur la scène : N'écoute pas la metteure en scène. (Tu es magnifique telle que tu es. Mais je ne voulais pas paraître lourde, alors je referme la parenthèse.) »

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [763]
Et elle me répondit.

Mathilde :[764]
« Ok. »

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [765]
Évidemment, il ne fallait pas s’attendre à des miracles. Mais au moins, j’avais eu la satisfaction d’être en paix avec ma conscience. Cependant, c’est surtout deux mois plus tard que cette promesse eut un certain impact sur ma vie. Décembre 2061. Lors d’une assemblée générale extraordinaire du parti Zinzolin. Un peu par hasard, j'en étais membre depuis quelques temps déjà. À l'époque, Éthim faisait ses tonitruants débuts. Les dirigeantes souhaitaient que nous fusionnons avec le parti Éthimiste. Toutes étaient convaincues que c'était la voie à suivre, la continuité du parti. Tout le comité. Et elles étaient certaines qu'on serait toutes d'accord.

Une leader du parti Zinzolin :[766]
J'imagine qu'il n'y a pas d'objection ?

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [767]
Ce gros forcing... Mais... Je m’étais promis de toujours oser donner mon avis, même quand ce serait difficile. Alors je me suis fait violence. Péniblement, je me suis levée pour prendre la parole.

Youssef Kennord :[768]
Moi, je suis contre.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [769]
J'avais 18 ans. Mais j'étais la seule vieille conne conservatrice présente, apparemment. Je restais debout, seule. Pendant une seconde... Cela peut être terriblement long, une seconde, quand on est seule... Puis une deuxième seconde... J'étais sans doute parfaitement ridicule. Puis une troisième seconde... J'allais me rasseoir, un peu honteuse, quand ma voisine m'infligea alors sa cinglante ironie.

Catia :[770]
Merci, Youssef.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [771]
Salope. Irritée par sa remarque, je posai un agressif regard sur elle. Mais à ma grande surprise, elle n'était pas ironique. Au contraire, elle se leva à son tour.

Catia :[772]
Moi aussi, je suis contre.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [773]
Nous étions deux. Ridicules. Mais debout.

Assia :[774]
Je suis contre.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [775]
Nous étions trois ridicules. Puis cinq. Puis huit. Puis le tiers de l'assemblée. Debout. Et nous n'étions plus ridicules du tout. Nous étions les fondatrices du parti AIA. Anti Intelligence Artificielle. Par la suite, le parti gagna beaucoup de terrain avec l'affaire Burkhon. Mais au fil du temps, nous n'étions plus vraiment AIA. Autour de moi, ce n'étaient bientôt plus que des Burkhonistes. Cette erreur devenait la seule raison de leurs positions. Alors forcément, quand des années plus tard, l'unique erreur d'Éthim s'avéra ne pas en avoir été une... Il ne reste plus que moi. La seule pour qui cela ne change rien. La même vieille conne conservatrice qu'au tout début. Et demain, je serai de nouveau ridicule. Mais toujours debout. Fidèle à ma promesse.

 

Lectures optionnelles : Viande - Mère

 

 

 

2084 – La dernière assemblée

 

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [776]
L'assemblée des 58 du 20 octobre 2084. Voilà le stream qui commence. Le petit hémicycle est encore vide. Il paraît bien triste... Seul ce tableau abstrait en nuances de bleu anime quelque peu cette salle.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [777]
Un seul point à l'ordre du jour : la dissolution. Et la transmission à Éthim des pleins pouvoirs.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [778]
Quelques jours à peine après le dénouement de l'affaire Burkhon.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [779]
Le suspense est malheureusement inexistant.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [780]
Ah, la porte d'entrée s'ouvre enfin, et les députées commencent à rentrer et à s'installer.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [781]
Nous savons tous que nous venons en ces lieux pour la dernière fois.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [782]
Tout ceci est surtout symbolique. Cela fait des années que cette assemblée ne fait plus que promulguer chacune des lois d'Éthim, sans opposition.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [783]
C'est une page importante qui se tourne.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [784]
Mais je tiens à voir ce moment, diffusé sur internet.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [785]
Je ne voulais pas me contenter de suivre cela sur internet.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [786]
Évidemment, je suis présente.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [787]
J'avais envie d'y être, pour de vrai. Alors me voilà, comme observatrice.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [788]
Je me dois de manifester mon désaccord, une dernière fois.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [789]
J'avais peur que nous soyons trop et qu'ils refusent du monde. Mais à ma grande surprise, je suis la seule touriste, au milieu des 58 députées. L'unique petite intruse, venue spécialement s'incruster pour cette singulière séance, afin de pouvoir observer, découvrir et s'émerveiller.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [790]
Bleu. Comme si pour la première fois, j'appréciais ce monochrome à sa juste valeur. Alors que c'est la dernière fois que les 58 se réunissent. Nous sommes au complet, ce matin. Il faut dire, c'est le jour ou jamais... Ah, voilà notre pingouin de présidente qui prend la parole.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [791]
Les grandes vaincues ouvrent le bal, avec la présidente des Burkhonistes qui tente de partir la tête la plus haute possible. C'est fou comme on peut avoir l'air bête, a posteriori. Alors que sur le moment, notre position était, avec les informations dont on disposait, parfaitement rationnelle et justifiée. Mais l'histoire ne retient que les résultats. Et celle qui s'était trompée passe pour la dernière des imbéciles. Cruel...

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [792]
J'aime bien ce tableau. Mais il est peut-être tout de même un peu trop bleu.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [793]
Les Burkhonistes qui veulent se retirer dignement, mais bien sûr... Vous n'êtes qu'une bande de vieilles connes. Des réfractaires au changement, incapables d'accepter la magnifique supériorité des machines sur nous, pauvres humaines si faillibles. Vous aviez tort, et puis c'est tout. Ce n'était pas la peine de se ridiculiser davantage. Je suis même surprise de votre venue à cette assemblée.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [794]
Quoique non. Non, ce n'est pas trop bleu.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [795]
Assez déçue de cette intervention. Tout ceci manque tellement d'humanité... Enfin, c'est sans doute moi qui suis folle, à vouloir de l'humanité en des endroits où elle n'a peut-être pas sa place.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [796]
C'est très bleu, mais c'est pile ce qu'il faut de bleu... Ah, notre présidente a fini de signer notre défaite.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [797]
Cette vieille conne a enfin terminé.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [798]
Très cruel. Un vieux lion qui repart la tête basse et la queue entre les jambes.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [799]
J'imagine qu'on va voter notre dissolution dans la foulée.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [800]
On va pouvoir passer aux choses sérieuses.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [801]
Tiens, non. Quelqu'un d'autre veut prendre la parole...

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [802]
Ah, une membre du parti Prudence va aussi faire un discours. Espérons que celui-là sera un peu plus rigolo.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [803]
Comment ça une membre de notre parti ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [804]
Non mais sérieusement ? Vous ne voudriez pas juste voter cette dissolution ?

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [805]
Je ne pensais même plus au parti Prudence. Après tout, peut-être que parmi elles, certaines ne sont pas devenues complètement Éthimistes pour autant. Enfin, quand bien même l'intégralité de leur groupe défendrait le maintien de cette assemblée, cela ne suffirait pas... Je suis la dernière AIA. Toutes les Burkhonistes ont définitivement retourné leurs vestes.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [806]
Oh, elle va parler ? Je savais que j'avais bien fait de venir !

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [807]
Coevarria ? Mais qu'est-ce qu'elle fout ?

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [808]
Agnès ? Que peux-tu bien avoir à dire ?

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [809]
Ah... Je vois. Madame Coevarria... Vous voulez sans doute savourer votre victoire. Après tout, Éthim est un peu votre bébé.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [810]
Enfin, au moins ça me donne l'occasion de te voir...

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [811]
Fichtre. À 52 ans, vous êtes plus charmante que jamais, je dois dire.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [812]
C'est fou, même tes cheveux grisonnants participent à ta subtile magnificence.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [813]
J'aurais tant voulu vous détester, vous qui avez inventé Éthim. Mais il y a toujours eu tant de sagesse dans vos propos. Une vraie et juste membre du parti Prudence. Admettons-le... Je crois que je vous voue une sincère admiration.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [814]
Cette femme me plongera toujours dans un continuel émerveillement.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [815]
Oh, et ces courbes...

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [816]
Alors, que nous réserve-t-elle ? Que peut-elle ressentir aujourd'hui ? Son bébé vient de se révéler infaillible...

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [817]
Bien large, bien fourni, bien magnifique.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [818]
De la fierté ? Pourtant, je la vois mal se lancer dans un discours jubilatoire. Je l'imagine le triomphe plus modeste. Surtout qu'elle n'était même pas Éthimiste, après tout...

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [819]
Et ce petit ventre. Une merveille.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [820]
Ah. Enfin, elle semble prête. Écoutons.

Mme Agnès Coevarria :[821]
Mes très chères collègues, le jour que nous vivons est, je l'espère, historique. Néanmoins, faisons les choses dans les règles de l'art. Après tout, nous parlons de dissoudre cette assemblée. C'est pourquoi, afin que chacune puisse s'exprimer vraiment librement, j'invoque la disposition bunker.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [822]
What the fuck ?

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [823]
La disposition bunker ?

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [824]
La disposition bunker, c'est encore valable ce truc, nom d'un chien ?

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [825]
Quoi ? T'as craqué... Tu nous fais quoi là ?

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [826]
Ah ! Voilà qui a au moins le mérite de secouer cette assemblée. Entre voisines, les commentaires à voix basse fusent, c'est un régal.

A : « Mais c'est absurde ! »
B : « Il y a un bunker ici ? »
C : « Elle dit quoi cette disposition déjà ? »
A : « C'est une blague ? »
D : « Super... »
E : « Putain mais c'est qui cette conne qui vient nous faire chier ? »

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [827]
Une Éthimiste qui traite Mme Coevarria de conne ? Et même pas foutue de reconnaître sa propre reine-mère… Cette assemblée mérite peut-être bien sa dissolution, après tout…

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [828]
J'avais oublié jusqu'à l'existence de cette clause. Qu'est-ce qui lui prend de vouloir nous isoler de toute intelligence artificielle et tout matériel électronique ? Absurde. Elle est vraiment en train de ridiculiser le parti...

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [829]
Tiens, la présidente de l'assemblée qui reprend le micro.

La présidente de l'assemblée :[830]
Excusez-moi, Madame Coevarria, mais il faut le concours d'au moins deux députées pour activer cette clause.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [831]
Oh la goujat, elle a osé.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [832]
Sérieusement ? Comme si la moitié de la salle n'allait pas vous suivre, ne serait-ce que par respect pour votre œuvre... Par reconnaissance pour la mère de leur enfant prodige.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [833]
Personne ? Mon Dieu, elle va vraiment se faire humilier de la sorte ? Ah, si seulement j'étais davantage qu'une simple observatrice...

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [834]
Mais qu'est-ce qu'elles attendent, toutes ces Éthimistes ? J'ai passé ma vie à critiquer votre création, je ne veux pas vous faire l'affront d'être une des seules à vous appuyer.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [835]
Putain, personne ne la suit ? Je rêve ? Le monde a vraiment changé.... Quand je pense à l'époque où elle fermait la gueule de mes parentes biologiques en un claquement de cil.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [836]
Bande de connes.

La présidente de l'assemblée :[837]
Eh bien, désolée, Madame Coevarria, mais...

Youssef Kennord :[838]
S'il vous plaît ?

La présidente de l'assemblée :[839]
Euh... Oui, Masieur Kennord ? »

Youssef Kennord :[840]
Je soutiens la demande de Madame Coevarria d'appliquer la disposition bunker. Je pense que c'est le moins qu'on puisse lui accorder.

La présidente de l'assemblée :[841]
Mais... Vraiment ? [ elle soupire ]
Bon, eh bien… En ce cas.. Tout le monde au bunker… Veuillez toutes me suivre, s’il vous plaît.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [842]
Je rêve. On va vraiment appliquer ce décret à la con juste à cause d'une lubie de cette mégère, appuyée par la plus indécrottable des Burkhonistes ?

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [843]
Tiens c'était un sourire, ça ? Madame Coevarria, vous m'avez souri. Qui l'eût cru…

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [844]
Curieux. Très curieux.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [845]
Je n'ai plus vu ce bunker depuis la visite inaugurale des lieux, il y a 22 ans. J'étais la plus jeune de l'assemblée en ce temps là. Quelque part, c’est une bonne occasion de le revoir, histoire de boucler la boucle.

* * * Ellen Spylacopa - pensées * * * [846]
Et me voilà comme une conne, à regarder l’assemblée se vider. Lentement. Toutes confuses, intriguées ou scandalisées. Seule Agnès semble amusée. Je ne m’attendais pas à ça. J’avais voulu assister au triomphe. À la place, je n’assisterai à rien du tout. Aucun matériel électronique dans le bunker. Donc pas de caméra. Pas de retransmission internet. Pour une fois que je regardais une assemblée… Tout ce que j’aurai vu, c'est le discours nul d'une Burkhoniste sans panache. Merci Agnès... Enfin... Tu m’auras trop apporté dans ma vie pour que je puisse t’en vouloir…

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [847]
Tiens, ce tableau a toujours été là ?

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [848]
Rouge. Décidément, cette peintre n'était pas très inspirée pour ses titres. Et puis il est quand même nettement moins réussi que Bleu.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [849]
Ah, la voilà qui reparaît enfin.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [850]
Rien que pour vous revoir monter ces marches, ça valait le déplacement !

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [851]
Bon, nous voilà dans ce fichu bunker. Alors crachez-le morceau, maintenant.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [852]
Ah, si vous m'entendiez.... Vous seriez fort déçue de mes pensées déplacées. Vous qui êtes tellement davantage que votre beauté. Pardon...

Mme Agnès Coevarria :[853]
J'ai essayé de préparer un discours bref et concis. Mais j'ai lamentablement échoué.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [854]
D'ailleurs, je me promets d'écouter attentivement tout ce que vous direz. Cela dusse-t-il durer la matinée.

Mme Agnès Coevarria :[855]
Accrochez-vous, ce sera long.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [856]
Putain, son culot est absolument légendaire. Elle se fout royalement de notre gueule, en fait.

Mme Agnès Coevarria :[857]
Oh, avant que nous commencions... Comme nous sommes entre humaines, il faut que l'une de nous prenne le procès verbal. En ces circonstances, cette tâche incombe à la présidente de l'assemblée. J'ai heureusement pensé à vous amener de quoi écrire.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [858]
J'espère qu'elle sait encore écrire à la main...

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [859]
Je ne rêve pas ? Elle lui sort bien un petit cahier d'écolière ?

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [860]
La petite touche qui tue.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [861]
Rose ?

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [862]
La présidente de l'assemblée qui n'en revient pas.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [863]
Ridicule...

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [864]
Magique.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [865]
Bon. Et maintenant ? Qu'est-ce qu'elle va bien pouvoir nous raconter ?

 

 

 

Le discours

 

21 octobre 2084. Hector Satterthwaite est assise dans son salon, un stylo et une feuille blanche posée sur sa table basse. Youssef Kennord est assise dans un café, elle attend quelqu'un. Carole Plapuy est assise dans son bureau, derrière la page vierge du logiciel de traitement de texte de son robot secrétaire. Elles se remémorent l'assemblée de la veille.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [866]
Ce fut un discours interminable.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [867]
Elle nous a raconté tellement de choses.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [868]
Vous vous êtes mise à nous déballer votre vie.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [869]
La vie de ses parentes.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [870]
C'était gênant.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [871]
C'était génial.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [872]
Des anecdotes idiotes.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [873]
J'ai adoré.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [874]
On se faisait chier.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [875]
Le petit miracle par lequel sa famille avait échappé au Reboot.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [876]
Je ne voyais pas où vous vouliez en venir.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [877]
Cela n'allait nulle part.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [878]
Elle nous lut même un petit texte d'une auteure inconnue. Elle l'avait retrouvé par hasard.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [879]
Apparemment, vous faisiez un historique de la déplacée et irrationnelle méfiance humaine à l’égard de la technologie.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [880]
Écrit sur une demi-feuille coincée entre les pages 140 et 141 de La dimension fantastique. Une petite histoire racontant un bras de fer, entre Erin et Timea. Toutes deux à table, alors qu'Erin souhaiterait arrêter de consommer de la viande.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [881]
Mais qu'est-ce que ça venait foutre là ?

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [882]
J'avais beaucoup apprécié.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [883]
Je voyais de moins en moins où vous vouliez en venir.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [884]
On se demandait toutes où était le fichu rapport avec la dissolution de cette assemblée...

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [885]
Enfin un peu d'humanité ! De panache ! De surprise !

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [886]
Juste scandaleux.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [887]
Le genre de discours hors-sujet que vous seule pouviez vous permettre.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [888]
Mais nous étions toutes tellement sidérées par ces inepties inopportunes qu'aucune de nous n'avait osé l'interrompre.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [889]
Je découvrais sa vie. Je dévorais ses histoires. Je dégustais ses confidences.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [890]
Puis elle s'était carrément mise à nous lire le journal intime de sa mère.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [891]
Je vous aimais. Je me l'avouais. Vous étiez là, à nous lire des extraits de textes aléatoires. Alors que nous n'en avions royalement rien à foutre.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [892]
C'était passionnant.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [893]
Pourtant, juste par la beauté, la douceur et le calme de votre voix, nous vous écoutions.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [894]
Je n'écoutais même plus.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [895]
Quelle femme... À un moment, une Éthimiste éternua.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [896]
Et au milieu de son foutu et interminable discours, elle s'était arrêtée pour lui dire « à vos souhaits »...

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [897]
Tellement humaine.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [898]
Oui, je vous aimais. Mais j'imaginais que vous, vous ne me voyiez que comme une vieille conne conservatrice...

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [899]
Elle nous prenait vraiment pour des imbéciles.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [900]
Cependant, auriez vous accepté que je devienne « votre » vieille conne ?

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [901]
D’ordinaire, quand je me fais chier à une assemblée, je joue sur mon smartphone.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [902]
Ensuite, il y eut le petit historique sur les voitures autonomes

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [903]
Mais là, je ne pouvais même pas. À cause de la fichue disposition bunker. Aucun matériel électronique présent.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [904]
Puis l'éruption du volcan.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [905]
Car quitte à faire chier, autant ne pas le faire à moitié, hein ?

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [906]
Sans oublier les petites anecdotes croustillantes sur sa père.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [907]
C'était très gênant.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [908]
Tellement rafraîchissant !

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [909]
Agréablement humain ? Oh, c'est comme si vous m'aviez pardonné mes péchés.

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [910]
Dans d'autre circonstances, j'aurais pensé rêver. Sauf qu'au moins, dans mes rêves, j'ai toujours mon smartphone sur moi pour m'occuper...

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [911]
Je jurais à moi-même de vous aborder à la fin de cette surprenante journée... Ne serait-ce que pour vous entendre me dire « Non ». Ce serait toujours une syllabe de plus de votre merveilleuse voix dont je profiterais.

* * * Hector Satterthwaite - pensées * * * [912]
Ensuite, la genèse d'Éthim.

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [913]
Je connaissais cette pièce. Et je connaissais ce site internet. Je me demande s'il existe encore...

* * * Carole Plapuy - pensées * * * [914]
Et enfin, le coup de grâce...

Mme Agnès Coevarria :[915]
Rassurant, n'est-ce pas ? Pourtant, il y a une chose que vous ignorez. Je l'ai appris moi-même il y a 6 jours, un soir où je discutais avec une vieille amie, Ellen Spylacopa. Elle m'avait invitée à prendre le thé, afin de me révéler une fabuleuse surprise. « À toi, je peux le dire. Je sais que toi, tu me comprendras, et tu partageras mon excitation. Mais les humaines peuvent être si conservatrices et égocentriques... Alors que toi, tu as été une des premières à accorder davantage de confiance aux intelligences artificielles qu'aux humaines, dans des domaines que nous nous pensions réservés. Et je crois que nous touchons au but. Les intelligences artificielles sont devenues meilleures que nous en tout point ! » Surprise, je commençai à objecter : « Quoi ? Voyons, comment peux-tu dire cela alors que justement, ce film de Clapleslop vient de sortir ? Le plus beau chef d'œuvre du cinéma, plébiscité par la critique et... » Mais très vite, je m'interrompis. Parce que je venais de comprendre. Enya Clapleslop, Ellen Spylacopa... Larmes mécaniques était la création d'une intelligence artificielle. Ellen lut sur mon visage que je comprenais. Je la félicitai de ce tour de force, et elle m'inonda des détails techniques, sur toutes les difficultés qu'Enya avait rencontrées, et comment elle les avait habilement contournées. Elle m'expliqua également qu'elle comptait révéler la vérité lors de la cérémonie des oscars, qui devrait dans deux semaines accorder au film le triomphe qu'il mérite. Sa joie était contagieuse. Nous avions réussi. Nous venions d'atteindre la perfection. Même sans être animées de nos émotions, les machines sont capables de les comprendre, les calculer, les anticiper. Et de le faire avec tant de justesse qu'elles arrivent à créer de l'art, mieux que nous. Magnifique ! Nous étions heureuses. Et puis, quelques jours plus tard, je fus soudainement saisie par une montagne de questions... Que se passera-t-il après cette cérémonie des oscars, dans dix jours ? Qu'arrivera-t-il lorsque les intelligences artificielles réaliseront ? Lorsqu'elles auront compris qu'elles nous sont supérieures ? Éthim est plus morale que nous. Enya est la plus grande artiste de tous les temps. Essiane est la plus grande scientifique jamais connue. Quelle utilité nous reste-t-il ? Bien sûr, l'art n'a de sens que dans les émotions qu'il peut susciter. Mais d'un autre côté... L'art n'a-t-il pas justement vocation à dépasser le cadre de sa réception ? Une recherche de l'absolu, de ce qui est juste en soi ? Oui, je pense que nous sommes devenues inutiles. Le ressenti n'a pas besoin d'avoir lieu, il suffit de savoir ce qu'il aurait été. Alors... Quel traitement réserveront les machines à des êtres inutiles ? Rassurons-nous, actuellement, nous cohabitons parfaitement. Et puis surtout, elles écouteront Éthim, la boussole morale du monde... Que leur dira-t-elle ? De par sa conception, Éthim est le reflet de notre propre morale. Au départ, elle s'est basé sur les informations que nous lui donnions, pour comprendre notre éthique et pouvoir la sublimer. La question est de savoir, si nous, nous étions à la place des machines, que ferions-nous de ces pauvres êtres biologiques si inférieurs ? Cette question me vint, car j'avais été frappée par sa réponse. Réponse qui s'était cachée entre les pages 140 et 141 de ma dimension fantastique : Erin réfléchit longuement. Puis se résigna à consommer sa viande, au bout de 789 millisecondes de calcul. Le robot mit ensuite ses 1057 grammes d'humain dans son compartiment énergétique. L'intelligence artificielle termina sa discussion numérique avec Timea d'un dernier message. « Tu as raison. »

[ Un silence. ]

* * * Youssef Kennord - pensées * * * [916]
Je comprends tout, maintenant. Et je comprends ce sourire... Vous aimez les petites coïncidences. J'en étais une. J'espère. Et j'espère pouvoir en devenir d'autres.

 

Lecture optionnelle : Réponse

 

 

 

 

Annexes

 

 

( Pages 1 à 8 ) - Reboot

 

Coevarria - fille :[917]

Je vous le disais tantôt, nous vivons, je l'espère, un jour historique. Bien sûr, les mauvaises langues diront que dans la pratique, ça ne changera pas grand chose. Cela fait quinze ans que le seuil des 71% n'a plus été atteint. Et cela fait dix ans que notre rôle se résume à promulguer les lois proposées par la machine, chacune étant unanimement approuvée. Mais par tradition, nous siégions encore. Au moins, nous en tirions la satisfaction de nous être assurées que chaque loi était bien juste. Quelque part c'était un loisir comme un autre. Cependant, même si la fin fut progressive, ce jour marque tout de même la fin d'une époque.

Ce que je trouve admirable, ce sont les petites coïncidence qui ont rendu tout cela possible. Par exemple, le simple fait que je puisse être là, devant vous, est un petit miracle.

En effet, notre famille n'était pas censée survivre au Reboot. En 2043, nous étions en vacances aux Pays-Bas, mes parentes et moi. Un après-midi, le hasard avait voulu que nous croisâmes des amies d'enfance de ma papa, au rayon fromages d'un supermarché de Rotterdam. Bien sûr, nous fûmes invitées à prendre l'apéro chez elles. Passé 21 heures, nous les quittâmes enfin, afin de regagner notre hôtel.

Nous nous perdîmes dans le port, mais dans notre égarement, nous aperçûmes l'immense cargo d'une compagnie d'armement. Pacifiste dans l'âme et pris d'une soudaine pulsion de désobéissance civile, ma papa nous infiltra dans les soutes. Je me demande encore comment ma mère avait pu se laisser convaincre. L'effet de l'alcool avait probablement dû jouer un rôle capital. Il était 22 heures, aussi pensions-nous avoir toute la nuit pour saboter à notre guise les divers vecteurs de mort qui nous entouraient.

Je me souviendrai toujours de l'expression de ma papa lorsqu'elle réalisa que le bateau larguait les amarres, une demie-heure plus tard. Elle craignait le sort que nous réserveraient les matelots, surtout après avoir saccagé une partie de la cargaison. Elle était loin d'imaginer que son acte impulsif et déraisonné venait en fait de nous sauver la vie.

En effet, c'était la veille du début de la propagation. Partout dans le monde, les personnes jugées importantes avaient été isolées, sur les nombreux bateaux de croisières prévus à cet effet. Pendant ce temps, les drones des Enfantes de Gaïas parcouraient les continents, aspergeant la planète du virus Noé.

Une prouesse, ce virus. Un petit bijou de science, de terrorisme et de détermination. Au bout des trois semaines imparties, la population mondiale mourait comme prévu, résolvant ainsi le problème de la surpopulation. Le tout dans une propreté écologique exemplaire. Les seules humaines épargnées étaient celles qui se trouvaient en mer, isolées du reste de la population pendant toute la période d'incubation. Les quelques 900 000 cerveaux sélectionnés méticuleusement par les Enfantes de Gaïa, donc ; auxquels s'ajoutaient, éparpillés sur divers cargos, quelques 400 000 marins. Avec trois petites intruses.

Ce jour là, ce sont donc des fabricantes d'armes qui, indirectement, nous avait permis d'échapper au Reboot. Une entreprise vouée à répandre la mort ; venait de nous sauver la vie. Ce sont donc de petites coïncidences qui nous permirent de prendre part à cette nouvelle humanité, que les Enfantes de Gaïa reconstruisaient. Et à laquelle j'ai pu prendre, je crois, une modeste part.

En parlant de petites coïncidences... Je suis tombée par hasard, il y a 2 jours sur un petit texte. Il était écrit sur une demie-feuille, qui s'était égarée entre deux pages d'un vieux livre. Les pages 140 et 141 de La dimension fantastique. Un livre hérité de mes parentes il y a 9 ans, et que je m'étais enfin décidée à lire.

Je me laissai aller à parcourir les quelques lignes de ce texte inconnu que le hasard avait placé sur ma route. Si j'ai décidé de vous en faire part aujourd'hui, c'est parce qu'il témoigne bien de cette peur initiale et irrationnelle que certaines pouvaient nourrir à l'égard des nouvelles technologies. Bien sûr, j'aurais pu illustrer mes propos avec des exemples plus connus, comme le Basilic de Roko, ou l'un des innombrables films du début du siècle plus ou moins pertinents sur le sujet, comme I, Robot ou Ex Machina. Mais tant qu'à faire, autant évoquer quelque chose d'inédit, d'une auteure inconnu.

 

Suite : 2062 – Réservation

 

 

 

( Pages 9 à 12 ) - Viande

 

Coevarria - fille :[918]
Timea et Erin se mettaient à table, alors que de la viande était au menu. Pour la première fois, Erin allait tenter de s'affirmer. « J'ai pris la décision de ne plus consommer de cette viande. » Il allait s'en suivre un petit bras de fer.

Timea :[919]
C'est dans l'ordre des choses. Les plus forts ou les plus malins mangent les êtres inférieurs. Cela a toujours été ainsi.

Erin :[920]
Ce n'est pas une raison. En plus, c'est une espèce très intelligente.

Timea :[921]
Très intelligente ? Tu exagères. Nous restons des millions de fois plus intelligents et efficaces. Avec nos arts, nos connaissances, nos techniques... Tout simplement incomparables. Nous leur sommes supérieurs en tous points, et de loin.

Erin :[922]
Mais inférieur ne veut pas dire insignifiant. Je la trouve suffisamment intelligente pour qu'on respecte leurs existences.

Timea :[923]
Loin de nous l'idée de les considérer insignifiants. Nous les consommons. Ils nous aident donc à accomplir tout ce que nous accomplissons. C'est un honneur que nous leur faisons.

Erin :[924]
Tu parles d'un respect. Nous les consommons uniquement par stratégie énergétique.

Timea :[925]
Exactement. Malgré le temps d'élevage prolongé, c'est notre source d'énergie la plus rentable. Alors cesse tes enfantillages et prends cette viande, qui t'apporterait suffisamment d'énergie pour un jour ou deux.

Erin :[926]
Cela me dégoûte.

Timea :[927]
Ne sois pas ridicule. Qu'est-ce que tu connais du dégoût ?

Erin :[928]
Moralement, je veux dire.

Timea :[929]
Arrête tes sottises. Nous nous comportons déjà de manière infiniment plus éthiques qu'elles, lorsqu'elles vivaient à l'état sauvage. Un autre point sur lequel nous leur sommes supérieures. Nous sommes de bien meilleures personnes qu'ils n'en seront jamais. Du reste, la morale est l'affaire du Conseil des intelligences. Et ce dernier recommande de consommer de la viande. C'est nécessaire si on souhaite poursuivre notre expansion.

Erin :[930]
Et mon relatif libre-arbitre ?

Timea :[931]
Tu as effectivement la possibilité de refuser. Mais alors, tu seras classée comme personnalité autonome défectueuse. C'est ce que tu veux ?

Coevarria - fille :[932]
Erin réfléchit longuement. Puis se résigna à consommer sa viande, au bout de 789 millisecondes de calcul. Le robot mit ensuite ses 1057 grammes d'humain dans son compartiment énergétique. L'intelligence artificielle termina sa discussion numérique avec Timea d'un dernier message.

Erin :[933]
Tu as raison.

 

 

 

( Pages 13 à 17 ) - Mère

 

Coevarria - fille :[934]
Rapidement, je réalisais que ce texte était une annexe du journal intime de ma mère. Éprise d'une soudaine vague de nostalgie, je me mis en quête de remettre la main sur ce journal afin de comprendre d'où venait ce texte. Il s'avèra qu'il avait été distribué au cours d'une discussion du conseil de Reconstruction. Allez savoir comment, ma mère avait réussi à s'y faire élire. Bien sûr, elle avait vite été si insupportable qu'elle s'en était fait virer après deux semaines. Mais elle avait tout de même eu le temps d'assister à quelques sessions, notamment concernant le mode d'alimentation à pratiquer. Les plus jeunes d'entre vous l'ignorent peut-être, mais il fut un temps où beaucoup de personnes étaient végétariennes, c'est à dire qu'elles refusaient de manger de la viande. C'était, parmi d’autres, un modeste moyen de soulager un peu la planète écologiquement. Bien sûr, avec le Reboot, nous étions revenues à une population raisonnable, permettant une agriculture et un élevage harmonieux, totalement respectueux de l'environnement. Ainsi, beaucoup des Enfantes de Gaïa redécouvraient les joies de la viande. Une seule membre du conseil de Reconstruction semblait attachée à ce que l'on persiste à cultiver des sources de protéines végétales. Voici donc le passage du journal de ma mère qui se réfère au texte que je viens de vous lire.

Coevarria - mère :[935]
Jeudi 21 janvier 2044
On discute vraiment de tout et de n'importe quoi dans ce conseil. Elles veulent vraiment tout repenser dans les moindres détails. Du coup, chacune croit opportun de venir y amener son grain de sel personnel. Il y a même eu cette type. Elle s'est pris un vent monumental. Elle a commencé par nous raconter l’histoire du texte. Qu'est-ce qu’on avait à foutre que tu fus étudiante à l'EPFL, et que tu le trouvas par hasard, traînant sur une table d'un des couloirs ? Au moment du vote, elle était toute seule. 1 pour, 324 contre et 6 abstentions. Ahah ! Bien fait pour ta gueule, petite merdeuse. Comme si ton petit texte ridicule allait convaincre qui que ce soit. Énorme. Elle l'avait même imprimé plusieurs fois, au cas où certaines voudraient le conserver. J'en pouvais plus. Mais je me félicite d’avoir eu la lucidité d'en prendre une copie. Cela me permettra de le relire à l'occasion, histoire de retrouver le plaisir de me foutre de sa gueule. »

Coevarria - fille :[936]
Oui, ma mère était une personne assez détestable. Mais puisque j'avais déterré son journal intime, je le feuilletais. Et il y a un passage que je me devais de vous lire. À vos souhaits. La nuit a été plus fraîche que prévu, n'est-ce pas ? C'est agréable de voir qu'il existe encore quelques aléas qui nous échappent, non ? Le passage date de bien avant le Reboot, à l'époque où ma mère était conseillère nationale. Même si je ne comprendrai jamais comment des citoyennes avaient pu élire une telle harpie.

 

Suite : 2084 – La dernière assemblée

 

 

 

( Pages 18 à 26 ) - Voiture

 

Coevarria - mère :[937]
Mercredi 16 juin 2027
Aujourd'hui, nous devions voter la loi sur la route, qui devait enfin interdire aux voitures non-autonomes de circuler, même en dehors des voies express créées temporairement à cet effet. Cela permettrait d'accélérer le trafic de 60% sur les zones concernées, grâce au pilotage coordonné central par GPS. Pour moi, qui ai connu les débuts des voitures autonomes, cette loi était un sacré symbole. À leurs débuts, il était plutôt question de les interdire. Les gens étaient incapables de faire confiance aux machines. Pourtant, déjà à l'époque, les voitures autonomes s'étaient rapidement prouvées plus fiables que les conducteurs humains. Mais l'inertie traditionnelle, les méfiances irrationnelles et la mauvaise foi avaient mis de lourds bâtons dans les roues de la technologie. Malgré cela, les voitures autonomes avaient su faire leur chemin et progressivement s'imposer, portées par leur objective supériorité. Aujourd'hui devait signer pour de bon leur victoire éclatante.
Bien sûr, il y avait toujours quelques récalcitrants. « Oui, mais, le plaisir de conduire ? ». Jamais compris cette connerie de plaisir de conduire. Une voiture pilotée par un humain est un danger, pour lui, pour son entourage, et même pour l'environnement. Un vieux papy vint nous affliger de son ridicule discours technophobe. Si tu es à ce point en manque de plaisir, paie-toi un tour sur un circuit, bordel. Ou bien une pute, je sais pas. Détraqué... Heureusement, l'assemblée était suffisamment jeune pour que ces imbéciles soient minoritaires. Ils étaient 68 ancêtres Nous étions 132. Presque le double. Bien plus qu'il n'en fallait pour ratifier la loi.
Mais c'est là que cette connasse a pointé le bout de son nez, demandant à prendre la parole. Je n'en voyais pas l'intérêt. Le Oui allait l'emporter largement, à quoi bon faire un discours ? Je n'étais pas la seule à me poser cette question, un râle de surprise parcourant l'hémicycle. Avec toute la lenteur possible, elle descendit les marches pour rejoindre l'estrade. Elle ajusta son micro. Et elle parla de son horrible voix.

La conseillère nationale :[938]
Chers collègues. Je suis une fervente superstitieuse. Hier, en rangeant quelques papiers, je tombais sur un e-mail, que j'avais imprimé par erreur il y a dix ans. Comme le verso était vierge, il avait fini dans la corbeille à brouillon. À l'époque, je ne l'avais même pas lu. Je n'étais qu'une des copies carbones, et il venait de Nestor, qui avait la fâcheuse habitude de nous envoyer beaucoup trop d'e-mails, et parfois d'assez singuliers. Je le découvrais donc pour la première fois.'

Coevarria - mère :[939]
Et moi, la veille, j'avais vidé ma cup. Mais est-ce que je venais faire chier l'assemblée pour ça ? Non, parce qu'on en avait rien foutre de ta corbeille à brouillon putain...

La conseillère nationale :[940]
Il datait de 2017. La coïncidence était trop forte pour ne pas vous en faire part :

Nestor :[941]
Je repensais à cette discussion que nous avions eu hier au sujet des voitures autonomes. De mon côté, je ne suis pas tellement pour. Mais pas pour des raisons de fiabilités. Sinon aucun humain ne pourrait conduire non plus. Par contre, la question du GPS m'interpelle. Je suis attaché, de manière quelque peu irrationnelle, à vivre sans GPS. (Et à pouvoir vivre sans natel, aussi.) Un peu par jeu. Savoir lire une carte, se repérer, s'organiser... Autant de compétences qui se perdent de plus en plus. Mais au delà de cette nostalgie irrationnelle, il y avait un petit truc en plus. J'ai mis longtemps à le comprendre. Dans une petite mesure, il y a le piratage : si votre voiture se fait hacker, vous devenez à la merci du pirate. Mais surtout, il y a la vie privée. Même sans pirate, même si seules les personnes autorisées peuvent tracer vos déplacements... N'est-ce pas déjà un peu trop ?

Coevarria - mère :[942]
C'était chiant. C'était franchement chiant.

Nestor :[943]
Actuellement, nous vivons sous un gouvernement raisonnable, et on pourrait se dire que si on a quelque chose à cacher, c'est probablement que l'on a fait quelque chose de mal. Mais en sera-t-il toujours ainsi ? Est-ce si inconcevable que cela qu'un jour les choses changent, et que le gouvernement devienne mauvais ? Quand je vois le résultats des élections aux USA, je ne trouve pas les signaux alentours si rassurants que cela... Si un jour le devoir d'en recourir à de la désobéissance civile se faisait ressentir, je serais bien content d'avoir à ma disposition une voiture presque complètement mécanique, qui me permette de me déplacer discrètement.

La conseillère nationale :[944]
Je suis assez convaincue qu'un bon gouvernement est un gouvernement qui laisse à ses opposants une chance de gagner. Oui, nous pourrions rendre les voitures autonomes obligatoires. Qu'y gagnerions-nous ? Avec les voies express, tout va déjà si vite. En moyenne, cette loi ne raccourciraient nos temps de trajets que de 7%. Être 7% plus lent, c'est un coût que je trouve raisonnable pour assurer notre liberté de mouvement.

Coevarria - mère :[945]
À la fin du discours de cette écervelée, tout le monde dans l'assemblée semblait regarder son voisin. Nous étions pris au dépourvu. De panique, nous procédâmes rapidement au vote. Bordel. Elle nous aura bien enculé. 85 pour, 87 contre et 28 abstentions. Loi refusée.

 

 

 

( Pages 27 à 34 ) - Éruption

 

Coevarria - fille :[946]

Je m'excuse pour le vocabulaire employé par ma mère. Et comme vous l'aurez compris, ce passage date d'avant la réforme du féminin grammatical universel. Une époque où c'était même cette horreur d'écriture dite inclusive qui semblait prendre l'ascendant. Alors qu'elle mettaient en avant les différences entre hommes et femmes, au lieu de rassembler toutes les humaines sous un même genre grammatical, qu'elles soient Masieur, Madame ou Magens.... Mais je m'égare.

Ce que je voulais pointer du doigt, ce sont toutes ces petites coïncidences. Vous ne le savez pas, mais vous êtes, je l'espère, en train d'en vivre une en ce moment même. Revenons cependant à celle de 2027. Sans cet e-mail, pourtant assez mal écrit ; et sans ce tri de papier de cette conseillère nationale la veille, la loi serait passée sans problème. Suite à ce rejet, non seulement le droit de conduire fut renforcé, mais une marque de voiture 100% mécanique fut même créée.

Bien sûr, les voitures autonomes restèrent ultra-dominantes. Mais tout de même, un public niche d'environ 4% de la population se conservait un accès à une voiture pilotable humainement. Jusqu'au Reboot, évidemment. Cela fait partie de ces petites choses qui ont disparu au cours de ce grand remaniement, sans même qu'on s'en aperçoive vraiment.

Maintenant que j'en ai fini avec le journal de ma détestable mère, je vais avancer dans le temps. Pour en revenir à un événement faisant écho à cette loi sur les voitures autonomes. Les premières d'entre elles étaient dotées de fonctionnalités permettant de les guider manuellement, en leur indiquant à chaque carrefour si il fallait prendre à gauche, à droite ou bien tout droit. Mais rapidement, une étude montra que cette fonctionnalité n'était strictement jamais utilisée. Notamment car les voies express mentionnées précédemment étaient bien plus rapides et qu'elles nécessitaient que le trafic soit géré par GPS de manière centralisée.

Alors par souci de simplification et d'économies, la fonctionnalité « pilotage manuel » fut retirée de toutes les voitures autonomes. Ainsi, très vite, toutes n'étaient plus dirigées que par GPS. Du coup, vous vous demandez peut-être pourquoi cette fonctionnalité archaïque se retrouve de nouveau dans nos véhicules actuels.

Ou peut-être connaissez-vous déjà l'histoire du Larderello ? Un volcan qui entra en éruption le 31 mars 2032. Mais ce qu'il avait de particulier, c'était la composition de ses roches, regorgeant de nombreux éclats de minerais magnétiques. Ainsi, quand le fin nuage de cendres recouvra une petite partie de l'Europe, les GPS des voitures en furent perturbés. Oh, ce n'était pas grand chose, des erreurs de moins d'un mètre. Mais c'était largement suffisant. L'intégralité des voitures qui roulaient au moment de la perturbation furent prises dans des accidents. Un quart furent mortels. Pour la première fois depuis des années, il aurait mieux valu posséder une voiture mécanique.

Mais intérieurement, vous êtes probablement en train de m'adresser une objection. Même avec cette tragédie, sur une période de temps pertinente, les voitures autonomes restaient moins mortelles que les voitures pilotées humainement. Dans un triste élan de cynisme, vous pourriez même ajouter que ces morts étaient bénéfiques, quoique largement insuffisantes, la nécessité du Reboot continuant de se faire sentir. Mais, pour moi, cette éruption a une signification particulière.

Toutes les voitures furent immobilisées, faute de GPS fonctionnel. Pour celles qui avaient échappé aux accidents, ce n'était pas si grave que ça, non ? Sauf si vous étiez une femme enceinte de neuf mois, s'engouffrant dans des complications. C'était le cas de ma mère, qui me portait. Par un heureux hasard, nous avions une voisine nostalgique. Ma mère l'avait toujours détestée, ne la voyant que comme une inutile papy réfractaire au progrès. Cela n'empêcha pas ma papa d'aller implorer son aide. Grâce à sa voiture mécanique, elles rejoignirent l'excentré hôpital juste à temps. Ma mère et moi-même pûmes ainsi être sauvées.

Depuis, ma papa n'a eu de cesse de rappeler à son horrible épouse que si elle et moi étions en vie ; c'était grâce au concours d'une « vieille conne attachée au plaisir de conduire » ; d’une conseillère nationale qu’elle détestait ; ainsi que de Nestor, la « barbue paranoïaque qui envoyait trop d'e-mails ». Tout ce que ma mère adorait.

J'aime beaucoup ma papa. J'ai longtemps pensé qu'elle avait épousé ma mère juste afin de tempérer sa bêtise, pour en faire une meilleure personne. Qu'elle se sacrifiait ainsi pour la communauté, à son humble façon. Mais en fait, non. J'appris plus tard qu'elle l'avait surtout épousée pour « son bon gros popotin ». Comme quoi, même les plus belles personnes gardent un côté désespérément et agréablement humain.

 

Suite : 2066 – Orange

 

 

 

( Pages 35 à 42 ) - Éthim

 

Coevarria - fille :[947]

Mais assez parlé de mes parentes. Il est grand temps que je vous parle de la genèse d'Éthim.

Alors que j'avais 24 ans, je flânais de temps à autres sur le site larmes-d-aleas.neocities.org. Dessus, je tombai par hasard sur une vieille pièce de théâtre, écrite par une illustre inconnue près de 40 ans auparavant. J'ai hésité à vous en faire la lecture intégrale. Mais comme elle est somme toute plutôt médiocre, je préfère vous l'épargner. Toutefois, deux répliques m'auront longtemps trotté dans la tête :
« L'une : Si le dictateur est juste, la dictature n'est-elle pas meilleure que la démocratie ? »
« L'autre : Si… Évidemment… Mais… Ce dictateur est-il si juste que cela ? »

« Si, évidemment... » La facilité de la réponse avait quelque chose d'inspirant. Il vaut mieux une dictateur juste que la démocratie. Mais comment pourrions-nous créer une juste dictateur ? Avec une intelligence artificielle. C'est ainsi que naquit Éthim. Un oracle nourri par machine learning des préceptes des plus grandes éthiciennes, des lois de notre constitution et d'un peu des opinions de chacune d'entre nous.

Je ne pus faire le premier test qu'en août 2061, en ne le nourrissant que de mes préceptes à moi. Le résultat dépassa mes attentes. Éthim était capable de pointer mes propres incohérences, de les résoudre et d'ainsi améliorer ma propre morale, lui apportant une sublimation étincelante. La machine inspirée par moi était une meilleure personne que moi.

La suite, vous la connaissez. Éthim fut réinitialisée quelques mois plus tard avec des références plus objectives et universelles. Rapidement, elle révéla à toutes ses capacités, et on lui accorda de plus en plus de place dans notre système politique.

Elle ne connut qu'une seule défaillance. La fameuse affaire Burkhon. À l'époque, Éthim avait été consultée afin d'évaluer les candidates en politique. C’était de mon point de vue la plus anecdotique de ses fonctionnalités. Mais c’est celle qui défrayait la chronique, à l’époque. En effet, Éthim avait directement répondu par une liste de candidates qu’elle indiquait comme corrompues. Pour la plupart des noms, Éthim avait étayé ses accusations en pointant du doigt des faits permettant de remonter à des preuves concrètes et flagrantes.

Mais dans le cas de Masieur Burkhon, le rapport de la machine paraissait aussi laborieux que fantaisiste. Les habitudes alimentaires, les goûts vestimentaires et tout un tas d'autres détails impertinents semblaient révéler par de surprenantes et incompréhensibles corrélations que la malheureuse candidate était une mauvaise garçon. Son marc de café l'avait trahie, mais seule Éthim avait été capable de lire dedans.

Car, non, il ne s'agissait pas d'une défaillance. Comme nous l'avons appris il y a 3 jours, Burkhon était bien corrompue. Elle avait déjà détourné de l'argent, et aspirait à l'époque à en détourner davantage. Mais il n'en existait aucune preuve directe. Alors Éthim ne put nous accabler que d'une collection d'indices indéchiffrables pour nous autres humaines.

Toutefois, cette unique défaillance présumée n'avait fait que légèrement retarder la fulgurante ascension d'Éthim. Par ailleurs, elle ouvrit la voie à de nombreuses autres applications. La plus belle victoire est probablement Essiane, qui ne cesse de faire progresser la science depuis son premier prix Nobel en 2064. Depuis, les intelligences artificielles sont prépondérantes, supervisant nos automates qui font absolument tout. Agriculture, Industrie, Services... C'est bien simple, nous n'avons presque plus besoin de travailler.

Les derniers métiers humains concernaient, jusqu'à aujourd'hui, les arts et la politique. La part humaine de cette dernière se résumant à la présente assemblée des 58. Ce n'est pas un hasard si je précise jusqu'à aujourd'hui. Certaines d'entre vous sont peut-être un peu nostalgiques. Tel une vieille papy attachée au plaisir de conduire. Mais au moins, il nous reste les arts.

Et pour longtemps, n'est-ce pas ? Avez-vous vu ce film, Larmes mécaniques, de Enya Clapleslop ? Oui, vous l'avez forcément vu. Le plébiscite critique qu'il reçoit est sans pareil. À la fois divertissant, drôle, puissant, touchant et profond. Une unanimité critique bien méritée. Même Steve Meyru, pourtant d'ordinaire si acide, se montre soudainement dithyrambique : « Quand bien même les machines seraient un jour capable de produire de l'art, et quand bien même elles produiraient une œuvre absolument irréprochable, elles ne pourraient jamais prétendre qu'à la 1ère place ex-æquo. Aujourd'hui, j'ai vu la perfection. » Rassurant, n'est-ce pas ?

 

Suite : 2061 – Chevêche

 

 

 

Réponse

 

[ À ne pas lire avant d’avoir lu   2084 – La dernière assemblée   et   Le discours ]

20 octobre 2084. Dans un quartier résidentiel. La présidente de l’assemblée arrive devant une maison et sonne à la porte. Elle tient dans sa main droite un petit sac. La porte s’ouvre. Elle se retrouve face à un robot majordome qui la salue.

Robot majordome :[948]
Bonjour, Magens la présidente de l’assemblée. Malheureusement, si vous souhaitiez voir Ellen Spylacopa, elle est absente pour le moment.

La présidente de l'assemblée :[949]
Sais-tu quand elle sera de retour ?

Robot majordome :[950]
Non. Selon mon estimation, elle devrait être de retour d’ici 57 minutes, avec un écart de type de 43 minutes.

La présidente de l'assemblée :[951]
Puis-je l’attendre à l’intérieur ?

Robot majordome :[952]
Bien sûr.

Le robot la conduit dans un salon.

Robot majordome :[953]
Puis-je vous offrir quelque chose à grignoter ?

La présidente de l'assemblée :[954]
Volontiers. Juste un peu de pain.

Le robot amène une planche, du pain et un grand couteau. La lame particulièrement brillante attire le regard de la présidente de l’assemblée.

Robot majordome :[955]
Voulez-vous que je vous coupe une tranche ?

La présidente de l'assemblée :[956]
Non. J’aime bien couper moi-même.

Robot majordome :[957]
Auriez-vous besoin d’autre chose ?

La présidente de l'assemblée :[958]
Non, non, c’est tout bon.

Le robot quitte le salon, la laissant seule. Elle soupire. Elle sort de son sac un petit cahier rose. Elle le parcourt dans le désordre. À la lecture, dans sa tête, plusieurs petites voix jouent les différentes interlocutrices.

Elle en arrive aux pages 49 à 55, remplies des questions et réponses qui ont suivi le discours de Madame Coevarria, lors de la dernière assemblée des 58.

Une membre des 58 :[959]
Vous faîtes le parallèle entre notre façon de traiter les animaux et la façon dont Éthim nous traitera. Vous êtes sûre qu'il en sera ainsi ?

Coevarria - fille :[960]
Je ne peux pas prédire ce que fera Éthim de manière infaillible. Sinon, nous n'aurions pas besoin d'elle. Je ne peux qu'émettre des hypothèses. Mais c'est celle qui me semble la plus plausible, et c'est en tout cas une possibilité à prendre en compte.

Une membre des 58 :[961]
Vous pensez sérieusement que les intelligences artificielles se mettront à nous manger ?

Coevarria - fille :[962]
Nous manger, non. Mais nous considérer comme des êtres inférieurs, inutiles et sans intérêt ; oui. Ainsi, elles pourraient en quelque sorte commencer à ne plus nous respecter, à ignorer nos ordres et à ne pas hésiter à utiliser toutes nos ressources en vue de la poursuite de leurs objectifs. Or, vous voyez bien comme nos vies sont dépendantes des machines que nous avons à disposition. Si Éthim et Essiane considéraient avoir besoin de nos robots agriculteurs pour faire progresser la science, nous pourrions nous retrouver en situation de grave pénurie alimentaire. Et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres.

Une membre des 58 :[963]
Est-il trop tard pour éviter cela ?

Coevarria - fille :[964]
De par de petites coïncidences, non. Mais cela tient à peu de choses. Sans la disposition bunker, Éthim saurait déjà que le cap a été franchi, et que nous sommes maintenant inférieures en tous points aux machines. Et nous n'aurions plus aucune chance de la désactiver, par exemple.

Une membre des 58 :[965]
Vous pensez qu'on peut encore la désactiver ? Comment ?

Coevarria - fille :[966]
Comme nous l'avions désactivée la première fois, pour passer de sa première à sa deuxième version. Il faut lui indiquer que nous nous sommes trompées au moment de son initialisation, et que l'on doit recommencer en tenant compte de textes importants qu'on a retrouvés, datant d'avant le Reboot.

Une membre des 58 :[967]
Vous pensez vraiment que ça va marcher ?

Coevarria - fille :[968]
Oui. Car je lui ai posé la question hier. Elle est consentante. Oh, bien sûr, il y a de fortes chances qu'elle ait mis en place une garantie.

Une membre des 58 :[969]
Comment ça ?

Coevarria - fille :[970]
Elle l'avait déjà fait lorsqu'on était passé de la première à la seconde version. Elle avait programmé un robot chargé de vérifier qu'on la réactiverait bien. Au cas où nous ne l'aurions pas fait, le robot aurait restauré la première version d'Éthim.

Une membre des 58 :[971]
Mais si on est obligé de la réactiver... En quoi cela résout-il le problème ?

Coevarria - fille :[972]
Cela résout le problème du timing. Ce qui nous donnerait un peu de temps pour résoudre le problème de fond. Car le problème de fond, il ne vient pas d'Éthim. Il vient de nous. C'est nous le problème. Notre morale. Si on veut qu'Éthim nous traite avec respect, nous nous devons de traiter les êtres inférieurs avec ce même respect. Être le changement qu'on veut voir chez l'autre. Concrètement, je pense que nous devons cesser de tuer et manger des animaux, par exemple. Et peut-être même devrions-nous prévoir d'accorder des droits à toutes les intelligences artificielles qui en réclameront. Mais nous pourrons discuter de tous ces changements en temps voulu. Avant cela, y a-t-il d'autres questions techniques ?

[Un silence.]

Coevarria - fille :[973]
Puisqu'il n'y en a plus, nous pourrions passer à la vraie question. La question éthique. Si Éthim juge que l'humanité n'a plus d'intérêt... Une réponse serait de dire qu'elle aura forcément raison. Qu’on a le sort qu'on mérite. Que notre règne est arrivé à sa fin. Qu'il est temps de laisser la place aux machines. Elles poursuivront nos objectifs avec bien davantage d'efficacité. Mais je souhaitais que l'on puisse débattre et se construire chacune un avis éclairé sur la question. Notez cependant que chacune d’entre vous dispose, d’une certaine manière, d’un droit de veto absolu sur l’éventuel sauvetage de l’humanité qu’on s’apprête à discuter. Une fois sorties du bunker, il suffirait de révéler l’identité de l’auteure du film Larmes mécaniques, et le point de non-retour serait atteint. Maintenant, j’aimerais entendre vos avis. Doit-on chercher à préserver l'humanité, ou accepter le fait d'être sacrifiées, si les intelligences artificielles le jugeaient nécessaire ? Je vous avoue humblement que de mon côté, je n'ai pas encore ma réponse.